« Hollerith erfasst » : « enregistré Hollerith ». Ces deux termes constituent un leitmotiv pour qui se penche sur les archives largement préservées du complexe concentrationnaire autrichien de Mauthausen.
Au tout début du XXe siècle, Herman Hollerith, un Américain d’origine allemande, fonde l’International Business Machines (IBM). Les nombreuses filiales qui composaient le groupe « proposaient à leurs clients des applications personnalisées », IBM ayant « la solution à tous les problèmes »[1]. La branche allemande Dehomag (Deutsche Hollerith Maschinen Gesellschaft) est créée en 1934.
L’omniprésence de la mention Hollerith sur plusieurs milliers de documents originaux issus des camps de concentration, et tout particulièrement de celui de Mauthausen, témoigne de l’usage des trieuses et des cartes perforées de la Dehomag dans la gestion des effectifs concentrationnaires. Le fonctionnement était relativement simple : à chaque caractéristique un code, qui lui-même se traduisait par des perforations sur des cartes individuelles lesquelles, placées dans les trieuses d’IBM, ressortaient selon les critères choisis par l’opérateur en charge de la machine.
La première étude sur le sujet a été proposée par l’écrivain et journaliste Edwin Black. Son livre, sorti en France chez Robert Laffont le 12 février 2001, fit d’emblée l’objet de vives critiques, dont celle d’Annette Wieviorka dans un article publié dans Le Monde dès le lendemain et intitulé « Un beau sujet gâché ». L’historienne y met en doute l’utilisation du procédé, s’appuyant notamment sur le fait que son homologue Michel Fabréguet n’en fait nullement état dans sa thèse sur Mauthausen. Pierre Serge Choumoff, déporté NN en Autriche en 1943, observateur et historien de Mauthausen, lui répond le 18 février dans le courrier des lecteurs :
« J’ai, depuis 1969, une certaine pratique des archives du camp de Mauthausen. Et j’ai remarqué dans ces archives les mentions "Hollerith-erfasst" sur de nombreux documents, associés souvent au recours à certains codes. […] Il est regrettable que Mme Wieviorka ait appuyé son commentaire sur la non-utilisation de cartes perforées dans les camps […] en se basant notamment sur la thèse de M. Fabréguet sur Mauthausen, qui n’en fait pas état… ! Malheureusement, cet ouvrage comporte des insuffisances et ne peut servir de référence sans contrôle[2]. »
Utilisant son droit de réponse, Michel Fabréguet indique, toujours dans Le Monde, le 25 février, que « contrairement à ce qu’insinue M. Pierre Serge Choumoff, […] [il a] bien rencontré la mention “Hollerith” dans les archives du camp de Mauthausen comme dans certains témoignages et [et qu’il] ne [lui] est pourtant jamais apparu que des fichiers mécanographiques aient pu jouer un rôle déterminant dans la gestion du camp. »
Pourtant, l’omniprésence de la mention « Hollerith », tant sur la documentation individuelle que sur diverses listes de transport ou de décès, ainsi que son utilisation par la majorité, sinon la totalité des camps centraux, questionne la thèse selon laquelle le procédé n’aurait joué qu’un rôle secondaire dans la gestion des effectifs concentrationnaires et interroge le degré de ce recours. À l’étude des sources, dont la totalité n’avait pas été utilisée ni croisée, tout porte à croire que cette minutie administrative avait une utilité certaine, au moins durant les mois cruciaux de 1944. Chaque détenu est alors l’objet de multiples enregistrements : à l’arrivée, lors de chaque déplacement, d’un changement d’affectation, en cas de maladie, de décès, pour que tous les services du camp concernés par ces changements (Politische Abteilung, Arbeitseinsatz) disposent d’informations. Cette gestion a été facilitée, voire peut-être optimisée, grâce à l’utilisation du procédé Hollerith dont les traces sont visibles sur la plupart des documents administratifs du KL Mauthausen. Notre recherche sur les archives de ce camp amène ainsi à prolonger les hypothèses de Pierre Serge Choumoff et de revoir plusieurs des conclusions sur l’utilisation mineure du procédé Hollerith, et à en interroger sa portée. Dans sa synthèse récente sur le système concentrationnaire, l’historien Nikolaus Wachsmann évoque un outil de la SS contre l’emprise du ministère de l’Armement de Speer, une « tentative ambitieuse du WVHA pour piloter le déploiement des prisonniers en créant en 1944 une base moderne de données lisibles par une machine qui utilisait des cartes perforées et des codes numériques […] [qui] fut rapidement abandonnée et ne contribua en rien à redonner l’initiative au WVHA[3]. »
Pour confirmer cette utilisation, en prendre la mesure et réfléchir à sa portée, tentons de suivre ses traces dans les archives de Mauthausen.
Enregistrement et suivi des détenus
À leur entrée dans le système concentrationnaire, les détenus sont enregistrés collectivement sur les registres matriculaires, les Zugangsbücher[4] (livres d'arrivées), et individuellement sur des Häftlings-Personal-Karten (cartes individuelles de détenu), comportant notamment leur état civil, leur provenance, une description physique. La plupart de ces cartes sont marquées d’un gros tampon rouge : « Hollerith Erfasst ». D’autres cartes de détenu (Häftlingskarten) sont spécifiquement dévolues à l’enregistrement selon les règles du procédé mécanographique : une caractéristique, un code. Ces cartes permettent de renseigner les codes Hollerith 2 à 27. Les indications étaient portées manuellement au crayon, en clair et encodées dans la partie supérieure droite des cases délimitées par des pointillés :
Enfin, étaient également présentes sur les cartes, en bas à droite du recto et du verso, une case Kontrollvermerk (contrôle effectué) comprenant trois parties : Ausgestellt (établi), Verschlüsselt (codé) et Lochk. Geprüft (carte vérifiée), où était apposé le numéro attribué au vérificateur. Se trouvait enfin en bas une case Bemerkungen (remarques) dans laquelle était écrit, au crayon à papier, le nom en clair du détenu pour les cartes connues.
Les documents administratifs sont par ailleurs soumis à des corrections régulières. Les modifications apportées au dossier d’un détenu font l’objet le dernier jour de chaque mois d’un Veränderungsmeldung (avis de changement) permettant de mettre à jour la composition de l’effectif total du complexe de Mauthausen. L’essentiel des rectifications porte sur la nationalité des internés ou leur catégorie de détention et, dans une moindre mesure, sur l’orthographe exacte de certains noms. Le Veränderungsmeldung du 31 mars 1944 apporte par exemple des corrections pour 54 détenus portant des matricules entre les numéros 25060 et 57502. Se trouvent parmi eux 6 détenus arrivés à Mauthausen de Buchenwald le 25 février précédent, enregistrés comme Français et dont la nationalité est ici rectifiée. Dans les cas où le Häftling (détenu) est déjà décédé, une croix est portée à côté de son nom. Dans d’autres cas, c’est la catégorie de détenus qui est corrigée. Sur l’avis du 31 décembre 1944, il est indiqué que 9 Français portant des matricules entre 108542 et 108744 et enregistrés comme « Ziv. Franz » (internés français civils) sont en réalité des « Franz. Schutz. » (détenus de sécurité français), tandis que 18 autres immatriculés dans les 111400 et 113300 et 113400 sont corrigés à l’inverse. Cette pratique témoigne du caractère extrêmement pointilleux de l’administration du camp, mais également de la permanence de sa fonction punitive, l’exploitation économique des détenus ne nécessitant pas de telles corrections.
L’exploitation économique des détenus
L’enregistrement et le codage des professions fait l’objet d’une attention toute particulière dans le procédé Hollerith. Le codage, à trois chiffres, permet une grande précision :
Lors des transferts de détenus en vue de la mise au travail forcé des détenus, depuis le camp central vers les camps annexes le plus souvent, des listes étaient dressées en plusieurs exemplaires, destinés aux différents services administratifs concernés par la mutation. On trouve fréquemment pour un même groupe une liste dressée par ordre alphabétique (ou matriculaire) et une autre, lorsque ce groupe comprenait des travailleurs spécialisés, par profession (avec un classement alphabétique ou matriculaire à l’intérieur de chacune de ces sous-catégories), comprenant en fin de liste les non spécialistes. Or, certaines de ces listes sont chargées de mentions au crayon : le plus souvent des nombres composés de trois chiffres qui suivent les noms de certains détenus et correspondent au code indiqué en case 10 de la Häftlingskarte (carte de détenu), concernant la profession principale. Parfois, ce nombre est remplacé par la mention O.E. qui est l’abréviation de Ohne Einsatz (sans affectation), indiquant que le détenu n’a finalement pas été retenu. Ces indications sont ajoutées quand l’emploi exercé ne figure pas sur la liste, ou pour certains détenus transférés comme manœuvres, et parfois pour certains Facharbeiter (travailleurs spécialisés). Or, la mention Hollerith est apposée sur ces listes, qu’elle soit manuscrite ou sous la forme d’un tampon identique à celui apposé sur les Häftlings-Personal-Karten, ou bien encore mentionnée par le paraphe « W » associée à un tampon « Erledigt »(fait)[7], identique à celui figurant sur des listes de détenus envoyées au Zentralinstitut, Block F, 129 Friedrichstrasse à Berlin. Selon les recherches d’Edwin Black, cet office central aurait vu le jour en janvier 1944 afin de centraliser les effectifs concentrationnaires et le mouvement des détenus entre les différents camps[8]. C’est à cette adresse qu’étaient conservées les cartes perforées Hollerith permettant à chaque instant de connaître les caractéristiques de la population concentrationnaire au moyen des machines de la Dehomag et, ainsi, de déterminer certaines affectations. Dans certains cas, ce vérificateur a apposé la date à laquelle le contrôle a été effectué, date souvent postérieure de quelques jours à celle du Veränderungsmeldung.
L’usage de ce système et l’optimisation de la main-d’œuvre ne font pas pour autant des autorités allemandes des devins. Il est évident que la désignation des détenus n’a pu se faire qu’au vu des éléments de leur dossier arrivé jusqu’au camp ou de la profession déclarée lors de leur arrivée. De la même manière, ce choix effectué lors de l’affectation n’était pas irréversible, tant il est vrai que les détenus, à mesure que les fonctions administratives ont été attribuées aux « triangles rouges » (détenus politiques) ont pu influer sur les affectations, à l’image, par exemple, du rôle d’André Ulmann pour le kommando de Melk.
Dès lors, quels degrés de prise en compte des aptitudes professionnelles peut-on établir ? Prenons le cas des Français transférés comme spécialistes vers les camps annexes de Mauthausen. On constate que plus de la moitié des Français ainsi envoyés comme spécialistes ont été affectés dans leur métier, près des deux tiers ayant une aptitude au travail demandé. Si on ne se base que sur les cas qui ont pu être tranchés, ce sont alors 60 % des hommes qui ont été affectés dans leur profession, les trois quarts possédant une aptitude à leur nouvelle fonction. Les taux les plus forts sont à mettre à l’actif des kommandos de Melk et de Loibl Pass, où les Français ont été affectés en masse lors de la création de ces deux importantes annexes de Mauthausen. Viennent ensuite Gusen et Passau II, qui constituent souvent la seule et unique affectation de bon nombre de Français. L’adéquation est ainsi particulièrement forte pour les premières affectations. À l’inverse, les spécialistes d’Ebensee et de Redl-Zipf provenaient le plus souvent d’un autre kommando de Mauthausen, et il était parfois difficile pour la SS de faire alors coïncider ses besoins avec les effectifs disponibles. D’une manière générale, les hommes issus des grands transports – ou qui sont arrivés quelques jours avant ou après – ont pu être placés plus facilement dans leur domaine de compétence. Il en est de même pour ceux arrivés dans les jours précédant la création d’un nouveau camp annexe. De plus, au regard cette fois des luttes de pouvoir au sein des sphères nazies, entre les services du ministère de l’Armement de Speer et de la SS qui déterminent la création de nouveaux kommandos, on ne constate par exemple pas réellement de différence entre les camps-usines devant produire pour l’économie de guerre et les camps dépendants de l’état-major spécial de Kammler (des chantiers d’enfouissement des chaînes de production). On ajoutera que plus le poste était qualifié et pointu, plus le choix du détenu était minutieux.
Néanmoins, toutes les qualifications ne trouvaient pas d’utilité dans le monde concentrationnaire, où les professions du secteur tertiaire, ainsi que la plupart des emplois du monde agricole, n’étaient pas recherchées. La plupart des hommes qui occupaient au camp des postes pour lesquels ils n’étaient pas qualifiés étaient issus de ces secteurs d’activité et plus particulièrement des classes supérieures – ils bénéficièrent de plus d’appuis que les hommes issus du monde paysan lors de l’attribution des postes moins exposés.
Enfin, rappelons qu’en raison des conditions d’existence extrêmes et de la volonté manifestée par la plupart des détenus de servir le moins possible les intérêts du Reich, l’aptitude au travail demandé n’était pas synonyme de bons résultats en matière de production. Dans certains cas même, le fait de maîtriser le travail demandé facilitait le sabotage et le rendait plus efficace, donc moins risqué pour son auteur qui pouvait faire en sorte que la malfaçon volontaire ne soit pas immédiatement détectée. L’aptitude au travail augmentait par ailleurs les chances de survivre, diminuant les risques de prendre des coups pour un travail mal exécuté, de blessures, ou permettant d’économiser ses maigres forces par l’emploi de gestes et de postures adéquats.
Les transferts entre camps
Lorsque le dossier de transfert d’un détenu est complet, il est composé de trois parties. La « couverture » fournit déjà plusieurs indications, notamment s’il s’agit de départs (Abgänge) ou d’arrivées (Zugänge), avec la période couverte par les mouvements ainsi que le nom du camp central bénéficiaire, qui figure sous son numéro dans la codification Hollerith. Les transferts de femmes sont contenus dans un dossier spécifique portant la lettre « W » (pour Weibliche, femme). S’y trouve la liste nominative des détenus transférés, avec leurs nom, prénom, date et lieu de naissance, leurs matricules ainsi que leur nationalité et leur catégorie de détention. Cette liste se présente sous la forme d’un avis de changement ou, plus rarement, d’une liste de transport. L’on trouve ensuite une Überstellungsliste (liste de transfert) numérotée, suivie de la mention du KL de départ et du KL d’arrivée, tous deux suivis de leur numéro Hollerith et de l’indication de la date. Chaque page était composée de trois parties. D’une part, cinq colonnes réservées au KL de provenance des détenus, qui indiquait les matricules à perforer dans la case 22 des cartes Hollerith, suivis de la date de naissance à renseigner en case 5, le sexe à indiquer en 6 et la date du transfert en case 25. La dernière case était à cocher lorsque la carte individuelle du détenu avait été renseignée. En bas de la colonne, une case Anzahl (nombre) servait à mentionner le sous-total des détenus, deux autres cases servant à indiquer que la liste avait été vérifiée ; une dernière enfin, très rarement utilisée, permettait de noter un commentaire. Les trois colonnes situées à droite étaient réservées au KL de destination, qui reportait le matricule, mentionnait l’emploi du détenu, reporté en case 23 sur les cartes Hollerith, et mettait une marque en dernière colonne lorsque les cartes avaient été vérifiées. Le bas de ces trois colonnes servait à indiquer le nombre de détenus arrivés, le nombre de manquants, suivi de la signature du vérificateur. Là encore, des remarques pouvaient être ajoutées.
Certains transferts entre camps s’expliquent par des besoins spécifiques de main-d’œuvre. C’est le cas par exemple le 2 décembre 1944, lorsqu’un transport de 1 112 détenus, tous notés avec une profession, « spécialistes » ou non, quitte l’Autriche en direction d’Auschwitz, où le besoin de main-d’œuvre est encore dense à cette période. Sans revenir en détail sur la composition de ce transport, étudiée par Henri Clogenson et Paul Le Goupil à partir de la liste de transfert conservée par le musée d’Auschwitz[9], signalons que ce convoi, qui ne transporte aucun détenu juif, comprend un nombre important de « vieux » concentrationnaires, repérables à leurs petits matricules, qui ont été choisis pour beaucoup parmi les hommes ramenés au camp central depuis les kommandos quelques jours seulement avant le départ. Parmi eux se trouvent 246 hommes enregistrés comme Schutzhäftlinge (détenus de sécurité) français. Pour ce convoi, on constate un taux d’aptitude au travail particulièrement faible : seulement 30 % des Français sont notés dans leur profession, 14 % dans un domaine similaire et 37 % n’ont aucune qualification antérieure à leur internement pour ce qui va leur être demandé. La plupart des membres de ce dernier groupe (394 hommes) sont toutefois mentionnés comme aptes à ce travail après avoir été « formés » : une précision particulière de cette liste qui n’a pas été retrouvée ailleurs. En effet, ils viennent de passer de longs mois au Loibl Pass, où ils ont participé au percement du tunnel. D’où, selon les SS, leurs compétences !
Autre exemple significatif, celui d’un départ le 6 février 1945 de Gusen vers le kommando de Neuengamme Hanomag, au sud de Hanovre. Le transport comprend 500 nouveaux détenus, presque tous juifs, immatriculés à Mauthausen le 28 janvier 1945 entre les numéros 122572 et 123380 en provenance d’Auschwitz. Plusieurs éléments (dont la forme inhabituelle de la liste) laissent à penser qu’il s’agit sinon d’une erreur d’aiguillage, du moins d’une arrivée improvisée. Si la présence de détenus porteurs d’une même série de matricules n’était pas chose inhabituelle, le caractère particulièrement suivi de la série suggère quant à lui une absence de sélection des détenus. Or, le bureau Hollerith de Mauthausen écrit à son homologue de Neuengamme pour préciser que ces hommes étant arrivés d’Auschwitz depuis peu de temps, l’enregistrement Hollerith n’a pu être effectué car les documents administratifs n’étaient pas parvenus et qu’il reviendra donc à l’administration de Neuengamme d’effectuer cet enregistrement.
Les transferts individuels sont également significatifs. Dans la majorité des cas, les compétences spécifiques des détenus concernés ou les fonctions qu’ils ont été amenés à exercer au camp expliquent leur changement d’affectation. C'et ainsi que la profession de chirurgien assistant de Jacques Ballanger, arrivé le 6 juillet 1944 à Mauthausen, n’est sans doute pas étrangère à son transfert à Auschwitz le 3 janvier 1945. De même, le 1er février 1945, le pathologiste Jean Durand, arrivé en Autriche le 16 septembre 1944 en provenance de Dachau, quitte Mauthausen pour Mittelbau. Il narre le déroulement de son transfert :
« Le 13 janvier, on demande un médecin français ou italien pour faire des travaux de pathologie. Je me présente et je suis retenu. C’est ainsi que le 29 janvier [en réalité le 1er février] je quitte Mauthausen pour Dora. Je pars vers 15 heures, seul avec un SS, à pied dans la neige fondante, en portant un carton de vêtements, vers la gare de Mauthausen. Vers 17 heures, nous montons dans un train bondé de civils, qui s’étonnent de ma présence et du revolver dirigé vers moi dans la main droite du SS, prêt à tirer[10]. »
Le bureau Hollerith de Mauthausen ne manque pas de signaler à son homologue de Mittelbau que sa fiche l’a suivi[11].
Notification des évasions
Comme tous les mouvements de détenus, les évasions font elles aussi l’objet de procédures administratives. Elles représentent une très faible proportion des sorties enregistrées par l’administration nazie. Les tentatives furent exceptionnellement peu nombreuses, surtout si l’on considère que la plupart des cas enregistrés ne constituaient pas de réelles tentatives d’évasion mais des exécutions sommaires maquillées. Rares furent les évasions couronnées de succès. L’on retrouve notamment une fiche réservée spécifiquement à l’enregistrement des évasions, sur laquelle figure l’état civil de l’évadé, son matricule, sa nationalité et sa catégorie de détention, la date de son arrivée au camp et le service responsable de ce transfert, ainsi que les date et lieu de son évasion. Ces fiches reprennent également la description physique du détenu, établie à partir de la Häftlings-Personal-Karte, ainsi que les langues qu’il parlait. On peut aisément penser que ces fiches – ou une copie de celles-ci – étaient destinées aux gardes en charge de retrouver les fuyards. Là encore, le procédé Hollerith est mis en œuvre.
Un dossier Hollerith, portant sur la couverture le nom de Mauthausen et le chiffre 7, est constitué pour les « Änderungen. Von der Flucht zurück » (changements. Repris après tentative de fuite) pour la période 1944-1945. On trouve trace de l’enregistrement sur les machines Hollerith des évasions.Par exemple, la fiche individuelle de détenu du Français Camille Becquer porte la mention G7, code employé pour les évasions dans le langage Hollerith – inscrit au crayon bleu s’agissant d’une sortie. Sur le verso de cette fiche figure en remarque dans la partie « Strafen im Lager » (punition dans le camp) la mention d’une évasion le 23 novembre 1944.
Enregistrement des décès
Tout comme les arrivées de détenus, les décès sont également enregistrés à plusieurs reprises. Tout d’abord les Todesmeldungen (avis de décès), qui étaient individuels ou collectifs. Sur les documents individuels sont indiqués la catégorie de détention et la nationalité du défunt, ses nom, prénom, date et lieu de naissance ainsi que son matricule et sa date d’entrée à Mauthausen. Sont également renseignés la date, l’heure et le lieu de la mort. Pour les décès survenus dans les kommandos, seul le nom de ce dernier est indiqué en haut du document, remplacé par le numéro de block pour les morts dans le camp central. Pour les décès survenus au Sanitätslager, c’est ce terme que l’on trouvera en lieu et place du numéro de block. Ce document est signé dans presque tous les cas par le Blockführer et, pour les décès à Mauthausen et à Gusen essentiellement, le Blockälteste apposait également sa signature.
À partir de ces avis de décès individuels étaient dressés des Todesmeldungen collectifs, sous forme de listes, aux fins d’enregistrement au camp central. Ces listes étaient reportées notamment sur le bilan journalier des effectifs, sur lequel figurait un bilan numérique des entrées, avec parfois des mentions nominatives dans les cas de détenus repris après une évasion notamment, un bilan des sorties, numérique pour les transferts et nominatif pour les décès, précédant le Bestand, c’est-à-dire le nombre de détenus présents par catégorie et par nationalité.
D’autres registres de décès individuels et collectifs établis par certains kommandos ont été conservés. Chaque jour ou presque, les kommandos établissent un bilan des morts, sous forme de listes cette fois, qui reprennent les informations se trouvant sur les avis individuels (la date, l’heure, le lieu exact et la cause de la mort). Le Lagerführer signe également ces documents, de même cette fois que le Rapportführer, avant de les adresser à la Politische Abteilung de Mauthausen. Après avoir reçu les listes, la Politische Abteilung dressait des Todesmeldungen quotidiens classés par kommando sur lesquels les causes de décès n’étaient pas mentionnées.
Ces différents documents servaient à tenir les livres de décès ou Totenbücher, parmi lesquels sont conservés sept Totenbücher de Mauthausen et cinq de Gusen. La liste de ces registres a été établie dès le 7 mai 1945 par le capitaine de l’US Navy Jack Taylor, qui en fait un premier bilan statistique par nationalité. Ces livres avaient été dérobés
à la libération par les détenus Ulbrecht et Martin, secrétaires affectés aux inscriptions, qui les avaient rédigés à la main – entre 1941 et 1943 pour Martin, qui se chargea par la suite de les présenter au procès Roth[12]. Dans les Totenbücher de Mauthausen, renseignés à partir des Todesmeldungen, étaient inscrits les décès survenus au camp central et dans tous ses camps annexes – à l’exception de Gusen.
Certains registres de décès de kommandos ont également été préservés, pour Ebensee et pour Redl-Zipf, ce dernier document ayant été ramené en France par Paul Le Caër, qui l’a reproduit dans sa totalité dans son ouvrage Schlier, et l’a confié aux Archives nationales[13]. Enfin, dans le cas d’Hartheim, remarquons notamment au dos du Todesmeldung du 9 septembre 1944[14] le tampon « Hollerith Erfasst » attestant de la mécanisation de l’enregistrement des décès survenus dans ce centre de gazage.
Une gestion globale des effectifs
Tous ces registres et ces listes montrent l’impérieuse nécessité aux yeux des nazis de connaître précisément le nombre des détenus sous leur coupe, à l’échelle des camps annexes comme du complexe entier, grâce à la remontée des rapports jusqu’à l’administration centrale. L’évolution du nombre et la localisation des détenus à l’échelle du système concentrationnaire étaient tenues à jour par le Zentralinstitut, auquel Mauthausen envoyait chaque semaine une Abgangsliste (liste des départs) dont les champs du formulaire étaient renseignés à la main et sur laquelle étaient indiqués les matricule, date de naissance et date de décès ou d’évasion des détenus « sortis » du camp. La colonne 24 permettait d’enregistrer les causes du décès ou les raisons de l’absence du détenu : A1 pour les libérés, B2 pour les transferts, C3 pour les morts naturelles, D4 pour les exécutions, E5 pour les suicides, F6 pour les rectifications d’état civil – et non pour le traitement spécial (Sonderbehandlung) comme l’indique Black – et, enfin, G7 pour les évasions, comme nous l’avons vu précédemment. Les guillemets étaient utilisés par commodité afin d’éviter la réinscription du code. Une marque devait être portée dans la dernière colonne lorsque la carte avait été retirée du fichier, alors que l’on y trouve parfois le dernier lieu de détention du détenu. Les codes A1, B2, F6 et G7 ne présentent pas de difficultés d’interprétation. Ont été enregistrés comme suicide les décès enregistrés sous la cause « Freitod durch Erhängen » (suicide par pendaison), notamment tous les cas où les détenus ont été contraints de se donner la mort sous la menace des gardiens. Le code D4 est réservé aux exécutions « officielles », pratiquées sur ordre (notées « auf Befehl des RF [Reichsführer) SS » sur le registre des décès de Mauthausen). Elles concernent le plus souvent des groupes de détenus visés par une même opération répressive. Les victimes de l’opération Kugel ne sont par contre pas enregistrées. Les hommes qui en furent les victimes ont été conduits à Mauthausen uniquement en vue de leur exécution et n’ont jamais été immatriculés. Reste enfin le code C3, qui recouvre les morts considérées comme « naturelles » par l’administration nazie. Sont classés dans cette catégorie les détenus morts de maladies, mais aussi lors des bombardements aériens ou encore suite à des accidents lors du travail forcé. C’est également sous le code C3 que sont enregistrées les morts d’Hartheim, à la date officielle du décès, en réalité antidatées de plusieurs jours à plusieurs mois.
Conclusion
Si le système est absurde, c’est par son obsession de tout enregistrer, en théorie jusqu’au moindre détail. Si on dépersonnalise l’homme plongé dans le système, on enregistre ses différentes caractéristiques. Dans la masse indistincte, anonyme, des détenus concentrationnaires, décrite dès la libération par David Rousset, l’administration nazie se dote donc de moyens pour être capable de retrouver un homme ciblé parmi des milliers d’autres. Le procédé Hollerith y contribue grandement ; les archives de Mauthausen le démontrent largement. En 1944 tout du moins, les étapes du parcours concentrationnaire sont codées, pour mieux mettre en œuvre la gestion des effectifs, individuelle et collective, les recherches des informations sur les détenus, les enregistrements, affectations et mouvements, tris et sélections. S’il est difficile de dater les débuts de l’usage du système Hollerith dans les camps, la période fin 1943-début 1944 semble la plus probable[15]. L’utilisation du codage Hollerith a perduré jusque dans les derniers jours de l’existence du camp de Mauthausen, qui fut libéré le 5 mai 1945 par les Américains.
Ainsi, si les témoignages des détenus n’évoquent pas un procédé réservé aux arcanes de l’administration des camps, et si en l’absence d’une « pierre de Rosette » bien des détails de l’usage d’Hollerith demeurent encore obscurs, on ne peut, au jour d’aujourd’hui, nier son usage et on doit en questionner sa portée. Des comparaisons avec les archives d’autres camps du système concentrationnaire, lorsqu’elles existent encore, seraient utiles pour prolonger cette étude. Le procédé pourrait avoir été particulièrement utilisé à Sachsenhausen – notamment pour les détenus affectés au kommando Heinkel (celui du chef de la SS Heinrich Himmler) –, contrairement à Dora, où il semble pour ainsi dire absent des archives [Dora était le site des « armes secrètes » (VI, V2) au cœur d’une guerre totale désormais largement dirigée par l'administration Speer, au service de l'économie du Reich[16]]. Cela viendrait renforcer la thèse de Nikolaus Wachsmann de l'existence d’un procédé de la SS, qui n’a pas été appliqué dans tous les camps du système et tout le temps. S’agissant du KL autrichien, si l’usage économique du procédé mécanographique a été inégal suivant les lieux d’affectation des détenus et les entreprises bénéficiaires de la main-d’œuvre concentrationnaire, il a été presque général en ce qui concerne l’enregistrement des détenus. Le procédé Hollerith devait remédier à la difficulté de gérer des effectifs sans cesse en croissance. Sur le plan répressif, il permettait d’identifier, de caractériser et de localiser chaque personne présente au sein du système concentrationnaire dans le cadre de la poursuite de procédures judiciaires ou d’extermination de certaines catégories de détenus. Sur le plan économique, il devait optimiser la corrélation entre les besoins des entreprises travaillant au bénéfice de l’économie du Reich et les compétences disponibles parmi les internés concentrationnaires. Seul le recours à ce type de procédé issu de la science permettait de gérer des masses importantes de détenus sans noyer les individualités.
Quant au procédé mécanographique proprement dit, il connut de beaux jours après guerre : gestion des trains, des effectifs universitaires, des bulletins de paie… Et ce n’est qu’à partir des années 1960, et surtout de la décennie suivante, qu’il sera supplanté par l’ordinateur, dont les premiers moniteurs, afin de pouvoir traiter les cartes perforées, comportaient 80 colonnes par ligne, nombre que l’on retrouve encore dans certains programmes informatiques modernes (Fortran, PL/I). L’utilisation des cartes perforées n’a toutefois pas complètement disparu : elles ont été au centre d’une polémique sur le décompte des voix lors de l’élection présidentielle américaine de 2000 ! Et les petits trous pourraient bien constituer l’avenir du traitement de l’information au vu des axes de développement d’IBM qui « réinvente la carte perforée… à l’échelle nanoscopique »[17] !
[1] Edwin Black, IBM et l’Holocauste. L’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante multinationale américaine, Paris, Robert Laffont, 2001, pp. 11 et 14. Voir notamment p. 94 et suivantes pour les relations entre IBM et le IIIe Reich.
[2] Le Monde, 18 février 2001 ; archives privées Pierre Serge Choumoff où la totalité de la lettre adressée au Monde, qui a été coupée pour la publication, est conservée.
[3] Nikolaus Wachsmann, KL. Une histoire des camps de concentration nazis, Paris, Gallimard, 2017.
[4] Contrairement à la première analyse de Michel Fabréguet, ces livres n’ont pas été « reconstitués par un service administratif du KL à la fin de la guerre, ce qui pourrait expliquer le caractère défectueux [des] registres pour les années 1938-1942. » Sont conservés au Service historique de la Défense à Caen les registres originaux pour les séries matriculaires allant de 1 à 18 526, de 50 667 à 82 000 (25 janvier – 3 août 1944) et de 82 001 à 120 400 (4 août – 25 janvier 1945) pour les hommes, et l’unique registre des femmes. Pour les matricules allant de 18 527 à 50 666 et supérieurs à 120 400, des copies des registres sont obtenus par le ministère des Anciens Combattants en avril 1953 auprès du chef de la mission française de liaison auprès du Service international de recherches (SIR) à Arolsen, à l’exception de la série 30 436 à 50 000, qui est manquante. Quant au caractère « défectueux » du premier registre, il s’explique aisément par la pratique de redistribution matriculaire en vigueur dans les premières années du camp.
[5] Six lignes du recto et seize du verso permettent de détailler le parcours concentrationnaire avec, en bout de ligne, l’abréviation « Holl. Verm. » (« annotation Hollerith ») permettant de comptabiliser les entrées et les sorties.
[6] Six chiffres étaient nécessaires au bon fonctionnement du procédé mécanographique, d’où la confusion d’Edwin Black entre numérotation Hollerith et les systèmes matriculaires des différents camps. Edwin Black, op. cit., p. 408 notamment.
[7] Première page de la liste d’envoi de 1 080 Hilfsarbeiter à « Quarz » (Melk) le 21 septembre 1944.
[8] Edwin Black, op. cit., p. 417.
[9] Henri Clogenson et Paul Le Goupil, Mémorial des Français non-juifs déportés à auschwitz, Birkenau et Monowitz. Ces 45000 tatoués oubliés de l’Histoire, Luneray, Impr. Bertout, 2000, pp. 137-150.
[10] Témoignage de Jean Durand in André Sellier, Histoire du camp de Dora, Paris, La Découverte, 1998, pp. 274-275.
[11] SHD, DAVCC, 26 P 1162.
[12] Pierre Serge Choumoff, Les Assassinats nationaux-socialistes par gaz en territoire autrichien, 1940-1945, Wien, BMI, Mauthausen-Studien Band 1, 2000, p. 132.
[13] AN 72/AJ/2032, dossier 9.
[14] Jean-Marie Winkler, Gazages de concentrationnaires au château de Hartheim, Paris, Tirésias, 2010, pp. 76-77.
[15] Les fiches individuelles des Français arrivés à Mauthausen en 1943 portent également la mention « Hollerith Erfasst », mais l’apposition du tampon est sans doute postérieure à l’établissement de la carte.
[16] Nos remerciements à Laurent Thiery pour cette précision.
[17] http://www.rtflash.fr/ibm-reinvente-carte-perforee-l-echelle-nanoscopique/article consulté le 15 décembre 2017.