La diaspora est une notion difficile à définir. Elle n’est pas « une réalité ni un concept d’usage si évident. Comme n’est pas évidente la permanence de n’importe quelle minorité extraterritoriale. Le terme en somme est aventureux, car il s’applique à une aventure humaine soumise aux aléas de l’histoire et du destin »[1]. Le mot est devenu « passe-partout ; il fait partie du langage courant des journalistes de presse écrite, de radio et de télévision ; du vocabulaire des représentants de communautés nationales ou religieuses comme des autorités étatiques attentives à ne pas perdre le contact avec des descendants d'anciens émigrés ; enfin de l’arsenal conceptuel des chercheurs en questions migratoires. » [2]
Dans ses origines, le terme est intimement lié au peuple juif et à sa dispersion après la destruction du Temple en l’an 70 et l’annexion de la Judée. Il a acquis progressivement un sens plus large pour désigner les populations installées en dehors des terres de leurs ancêtres[3]. Ainsi, le paradigme de la diaspora juive permet d’identifier les principaux critères de validation du caractère « diasporique » d’un groupe : dispersion, solidarité communautaire, lien maintenu avec le lieu d’origine et un projet de retour. « La diaspora ne devient un concept utile que s’il est utilisé exclusivement dans le cas où la dispersion de la population est vécue comme celle d’un même peuple ; où elle s’accompagne du maintien de liens objectifs ou symboliques, d’ordre culturel, politique ou caritatif, entre les groupes dispersés, généralement en situation de minorité, et pas seulement avec un lieu-dit “d’origine” ; où se maintient une forme de solidarité culturelle, sentimentale ou politique, plus ou moins active, entre les différents établissements du peuple. » [4]
Reprenant l’expression de Thomas Butler, il existe dans le monde actuel un « mouvement pour réhabiliter la mémoire »[5]. Ce mouvement est illustré chez les Juifs marocains par un attachement aux origines et pose d’une façon particulière la question de la place de leur mémoire collective. Comme le souligne Michel Bruneau, « la mémoire collective est une composante essentielle de l’identité en diaspora face au danger de dilution et d’assimilation dans les sociétés d’accueil ou d’installation »[6]. Elle vise à « à rendre compte des formes de conscience (ou d'oubli) du passé partagé par un groupe social autour de configurations de mémoire caractéristiques, de perceptions fondamentales propres qui façonnent une représentation du groupe social et une identité commune »[7]. Cette mémoire se réfère au noyau dur influent des Juifs marocains, c’est-à-dire la religion, l’histoire, le territoire, la langue...
Dans un monde arabe et musulman, marqué par le conflit israélo-palestinien et par un antijudaïsme abusif et anachronique, le Maroc fait figure d’exception. La communauté juive la plus importante en terre d’Islam se trouve dans ce pays. Les Juifs y vivaient avant même l’arrivée en masse de ceux d’Espagne après la Reconquista. La cohabitation entre les Marocains de confession juive et ceux de confession musulmane y est séculaire.
La communauté juive du Maroc ne laisse pas indifférent. Elle suscite de multiples questionnements : Pourquoi les Juifs marocains restent-ils si attachés à ce pays ? Comment expliquer cette tolérance qui existe entre Juifs et Musulmans marocains ? Pourquoi l’identité marocaine continue-t-elle à s’affirmer chez les Juifs, même si leur nombre a diminué considérablement ? Cet article se situe à la croisée de ces questions complexes. Il tente d’y répondre en interrogeant les usages de l’histoire, les épreuves de la modernité et les empreintes de la mémoire.
Les usages de l’histoire
Les récits sur la première présence du judaïsme au Maroc appartiennent au domaine des légendes et des mythes. Nous nous proposons de faire un détour sur les origines lointaines et sur la situation des Juifs sous les différentes dynasties marocaines.
Les origines lointaines des Juifs au Maroc
Quelques historiens ont soutenu que les Hébreux purent s’associer aux marins de Sidon et de Tyr et jouer un rôle dans l’expansion phénicienne en Méditerranée. David Cazès estime qu’il est probable que des Israélites ont accompagné les Sidoniens lorsqu’ils firent leur première apparition sur les côtes africaines[8]. Selon Nahum Slouschz, il est impossible de séparer Phéniciens et Hébreux, lorsqu’on parle de colonies en Méditerranée, au premier millénaire avant Jésus-Christ[9]. « On conçoit que les Israélites aient pu profiter des navires phéniciens et peut-être, même, de la complicité des navigateurs, pour échapper à l’oppression exercée, à l’époque, sur l’Assyrie et Babylone. » [10]
Le premier livre des Rois cite le navire de Salomon avec lequel ses serviteurs partirent en expédition vers le pays d’Ophir et rapportèrent quatre cent vingt kikkars d’or[11]. En se fondant sur ce texte et sur certaines traditions orales répandues surtout chez les Juifs du sud marocain, on peut situer les premiers établissements des Juifs au Maroc au temps du Roi Salomon. « Le Roi Salomon envoie des Juifs à la recherche des pays producteurs d’or : ils s’installent alors dans le coude du Draa, à Tidri, qui passe encore aujourd’hui pour avoir été le premier établissement des Juifs du Draa. »[12]
Selon Mohammed Kenbib, il se peut que les premiers Juifs soient arrivés au Maroc au Ve siècle av. J.-C., après la destruction du premier Temple de Jérusalem. De nombreux Juifs allèrent se réfugier en Égypte, en emmenant avec eux les prophètes Baruch et Jérémie[13]. En l’an 70, une population juive, relativement importante, a pris la direction de l’ouest, a longé l’Atlas saharien, pour finalement arriver à Tafilalet, Dra’a et Sous[14]. On retrouve sur le site antique de Volubilis des inscriptions en hébreu et en grec sur des stèles funéraires faisant référence à des commerçants juifs.
La première source historique évoquant des tribus juives berbères date du XIVe siècle. Dans son Histoire des Berbères, Ibn Khaldoun affirma qu’une partie des Berbères professait le judaïsme, religion qu’ils avaient reçue de leurs voisins, les Israélites de Syrie. Il donna les noms des tribus berbères judaïsées qui ont été établies, de l’est à l’ouest du Maghreb : « Parmi les Berbères juifs, on distinguait les Djeraoua, tribu […] à laquelle appartenait la Kahena, femme qui fut tuée par les (conquérants) Arabes […]. Les tribus berbères juives étaient les Nefousa de l’Ifriqiya, les Fendelaoua, Mediouna, Bahloula, Ghialta du Moghreb El Aksa. » [15]
Les Juifs et les dynasties marocaines
Quand Idriss Ier entreprit de fonder Fès, en 808, il y trouva des Juifs, avec des Berbères islamisés, des Chrétiens et des Zoroastriens. « Ils étaient nombreux […] comme le prouve le montant des sommes qu’ils payaient au titre de la Djizya. » [16] C’est d’ailleurs sous son règne que la communauté juive enregistra le taux de conversion le plus élevé de l’histoire du Maroc[17]. De nombreuses familles juives vinrent par la suite, sur invitation d’Idriss II, s’installer dans la nouvelle capitale.
Sous le règne des Almoravides (1071-1142), Fès continua à être un centre florissant reconnu dans le domaine des sciences et des lettres chez les Musulmans comme chez les Juifs. L’arrivée des Almohades au XIIe (1145-1248) inaugura une période de persécutions pour les Juifs. Beaucoup furent contraints de se convertir à l’Islam, d’autres se réfugièrent dans les régions montagneuses du sud. Les Almohades leur imposèrent le port de vêtements larges et distinctifs de couleur bleue rehaussés par le jaune vif d’un châle servant à se couvrir la tête. Les portes et fenêtres des maisons devaient être de couleur bleue[18]. D’autres choisirent l’exil vers l’Andalousie, réputée être plus clémente.
Les Mérinides succédèrent aux Almohades et furent nettement plus tolérants (1244-1465). Les Juifs se verront confier des postes importants : ministres et ambassadeurs. Un grand nombre de réfugiés juifs d’Espagne s’installèrent au Maroc, surtout après les événements tumultueux de 1431, lorsque la péninsule ibérique connut des émeutes antijuives. Haroun Ibn Batash fut l’un de ces Juifs dont le dernier Sultan mérinide Abdelhak « fit son familier et son intime, au point que le Royaume passa entre ses mains ». [19]
Les Wattassides régnèrent sur le Maroc de 1471 à 1549. C’est à leur époque que l’Andalousie fut entièrement reconquise par les Chrétiens et que Grenade fut vaincue. Le 31 mars 1492, par un édit d’Expulsion, les Rois catholiques annoncèrent que tous les Juifs devraient quitter l’Espagne dans un délai de quatre mois. S’en est suivi un afflux massif vers le Maroc d’Andalous musulmans et juifs pourchassés par l’Inquisition et le risque de conversion forcée au christianisme.
La dynastie des Saadiens prit naissance au XVIe siècle (1554-1659). La communauté juive établie dans le Royaume fut bien traitée. Certains Juifs accédèrent à des fonctions importantes à la Cour. La mort du quatrième Sultan, Abdellah Al-Ghalib, en 1574, ouvrit une guerre de succession de quatre années. Le nouveau Sultan Ahmed El Mansour (1578-1603) eut de très bonnes relations avec les Juifs. À sa mort, une nouvelle période d’instabilité sur fond de guerre de succession accompagnée de persécutions s’installa.
L’anarchie marqua la fin de la période saadienne, favorisant l’avènement des Alaouites (1659). La tradition des conseillers et des diplomates juifs reprit. Moulay Ismail, deuxième roi alaouite, eut des relations extrêmement bienveillantes envers les Juifs. Sa mort fut suivie de trente années de désordre dont les Juifs payèrent les frais. Le Roi Sidi Mohammed III rétablit l’ordre et régna jusqu’en 1790. C’est sous son règne que fut fondée Mogador vers 1760, une ville sacrée pour les Juifs marocains. Le règne de Moulay Eliazid fut une période néfaste pour les Juifs.
Puis il y eut une longue période de paix sous Moulay Slimane. Le règne de Moulay Abderrahmane Ben Hicham fut aussi favorable aux Juifs. Le Sultan Mohammed IV lui succéda en 1859. Le 5 février 1864, il promulgua un Dahir favorable aux Juifs. Hassan Ier annula, en 1887, une dette que la communauté de Marrakech avait contractée avec le gouvernement en 1879 et fit construire à ses frais un nouveau Mellah (quartier juif) à Damnât. Il accorda des terrains pour agrandir le Mellah de Casablanca. À sa mort en 1894, son successeur Moulay Abdel-aziz garantit solennellement les droits des Juifs dans un édit royal célèbre. Après sa disparition, Jilali Zerhouni, dit Bouhmara, se proclama Sultan à Taza. Dans son hostilité à Moulay Abdelaziz, il s’en prit aux Juifs proches du défunt Sultan.
La période du Protectorat, qui débuta après la signature du traité du 30 mars 1912, fut sans grands incidents pour les Juifs, car il n’y avait plus de crise de succession dynastique. Le Sultan Mohammed ben Youssef refusa l’application des lois antijuives dans son pays. Selon Haïm Zafrani, « le Maroc indépendant […] par la voix de son Souverain Mohamed V, […] a donné au Juif marocain un statut juridique d’égalité avec le Musulman marocain, et lui a conféré l’accession à la citoyenneté avec les mêmes droits et les mêmes obligations ». [20]
Les épreuves de la modernité
Entre Juifs et Musulmans marocains existent « dans l’intimité du langage et l’analogie des structures mentales une solidarité active, une dose non négligeable de symbiotisme, voire de syncrétisme religieux »[21]. Cet équilibre multiséculaire est le fruit de leur autonomie institutionnelle et de leur attachement à la culture marocaine.
L’autonomie institutionnelle des Juifs marocains
La communauté juive du Maroc a toujours bénéficié d’une autonomie interne. Les autorités n’essayèrent jamais de s’immiscer dans les affaires de ceux qui vivaient dans les Mellahs. « Les Juifs pouvaient, sous leurs lois propres, s’adonner à leur religion, organiser la justice selon leurs principes particuliers ». [22] On peut même dire que « chaque communauté pouvait être justement comparée à un État dans l’État ; constituait un groupe autonome avec ses lois, ses coutumes, ses organismes administratifs propres, soumis cependant à une autorité supérieure et lointaine. C’était en quelque sorte un État protégé »[23].
Cette communauté a gardé ses croyances et pratiques religieuses et « s’était organisée en quelque sorte administrativement pour vivre dans le cadre de ses institutions sociales »[24]. Conformément à la loi islamique, les Juifs bénéficiaient d’une grande autonomie judiciaire. Ils avaient le droit d’appliquer leurs propres lois en établissant un Beit Din (maison du jugement). Toutes les affaires qui concernaient des Musulmans et des Juifs, ainsi que les affaires criminelles, devaient être traitées par les tribunaux islamiques. Les traités de capitulation signés par le Sultan au XVIIe siècle ont permis aux puissances européennes d’accorder leur protection aux Juifs et à quelques Musulmans. Pourtant, les Juifs recouraient volontairement aux tribunaux de charà et au Sultan pour leurs affaires judiciaires[25].
Pour limiter cette autonomie, la Résidence avait fait promulguer, le 22 mai 1918, un Dahir installant le « Comité des communautés » chargé de la gestion et le contrôle de l’administration du culte[26]. Le Protectorat contrôlait entièrement ce Comité par le truchement de l’inspecteur des Institutions israélites. La Résidence avait aussi ôté aux tribunaux rabbiniques la juridiction des litiges civils et commerciaux au profit de la justice du Makhzen. Même lorsque les deux parties sont de confession juive, elles deviennent justiciables devant le caïd et le pacha, assistés d’un magistrat.
Après la Deuxième Guerre mondiale, les autorités du Protectorat sont intervenues encore une fois, le 7 mai 1945, par un Dahir relatif à la réorganisation des Comités des communautés israélites marocaines. À partir de 1947, le Conseil constitué par les présidents des communautés se réunissait
régulièrement une fois par an à Rabat. Il prit un certain nombre de mesures afin de moderniser les structures de la vie juive au Maroc.
Dès 1926, l’opinion publique juive commença à critiquer les limitations imposées par le Protectorat. Le journal L’Avenir illustré dénonça les insuffisances internes du fonctionnement des communautés. Il critiqua la gestion des affaires communautaires par des « vieux, incapables de s’adapter aux conditions nouvelles »[27]. L’hebdomadaire Noar, qui a pris la relève de L’Avenir illustré, dénonça à son tour les insuffisances des comités et leur régime archaïque. « L’évolution rapide du judaïsme marocain n’a guère été suivie par une évolution parallèle des Comités de communauté. Ces derniers, dans de nombreux cas […] sont impuissants à suivre les conditions d’une vie sociale profondément modifiée. »[28]
L’attachement à la culture marocaine
La symbiose judéo-musulmane est due aux similitudes économiques et sociales et aux analogies culturelles et religieuses des deux communautés. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le mode de vie des Juifs ressemblaient plus aux autres Marocains qu’à leurs coreligionnaires européens. À la différence des Juifs algériens qui ont été naturalisés français, au Maroc, le Protectorat ne s’est pas traduit par une assimilation générale des Juifs.
Le tournant a débuté dans la deuxième moitié du XIXe siècle avec le voyage au Maroc du baron Moses Montefiore, le représentant de la Reine Victoria. À la suite de sa rencontre avec le Sultan Mohamed IV, ce dernier signa, le 5 février 1864, un Dahir garantissant davantage de droits aux Juifs du Maroc. Le voyage de Moses Montefiore avait été précédé par l’ouverture de la première école de l’Alliance israélite universelle à Tétouan à partir de 1862. Il y avait quinze établissements au Maroc en 1912. Cette Alliance avait pour objectif la promotion de la culture française chez les Juifs d’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Il s’agissait pour les Juifs occidentaux et particulièrement français d’œuvrer à l’émancipation des Juifs d’Orient. Ils se considéraient comme les héritiers des valeurs de la Révolution de 1789 et de celle de 1848[29].
Les tentatives de modernisation du judaïsme marocain sont également dues à l’importante influence exercée par le judaïsme d’Algérie qui a été modernisé culturellement et socialement, malgré les premières oppositions des rabbins. En 1949, le Congrès juif mondial ouvrit à Alger un bureau nord-africain qui collabora avec les comités marocains. La modernisation avait accéléré, au point de faire craindre une déjudaïsation, par « l’arrivée des Juifs algériens, plus évolués, déjudaïsés considérés par les rigoristes comme des impurs »[30].
Cette modernisation s’accompagna d’un détachement progressif de la tradition juive. « L’école avait conquis à la France le Juif marocain » qui « se mit à rêver d’une France idéalisée »[31]. Même le mariage a été influencé, la mariée était en blanc, au lieu de la robe traditionnelle, brodée, colorée et ornée de motifs. Le nouveau vocabulaire lui-même démontrait cette acculturation, « on dit baptême ou communion et non plus brit-mila et bar-mitsvah »[32]. Cela a provoqué l’opposition d’une grande partie de la communauté juive. « Les gens craignaient qu’elles ne transformassent les jeunes en “petits Français” et en “petits chrétiens”, ignorant les principes de l’islam ou du judaïsme, ainsi que les langues véhiculaires de ces deux religions : l’arabe et l’hébreu »[33].
Les empreintes de la mémoire
La représentation du départ des Juifs du Maroc est loin d’être la même pour tous les chercheurs. D’un côté, les relations judéo-musulmanes sont vues à travers une optique de conflits perpétuels entre une majorité « monolithe » et hostile, et une minorité « homogène » et opprimée[34] ; d’un autre côté, on trouve dans cette relation une sorte d’harmonie sociale et de symbiose culturelle[35]. Aujourd’hui, le Maroc présente pour les Juifs un lieu marqué par les affres du départ et par le désir de retour.
Les affres du départ
La représentation du départ des Juifs du Maroc comme un départ volontaire est celle qui a été la plus défendue. Deux facteurs auraient encouragé ce départ : l’action du mouvement sioniste, qui présentait l’immigration en Israël comme un devoir, et la pauvreté due à la sécheresse que vivait l’ensemble des Marocains. Les départs ont concerné principalement les couches défavorisées et celles qui ont été directement touchées par les changements économiques induits par le Protectorat.
À l'arrivée des Français, les Juifs devaient faire face à un antisémitisme jusqu’alors inconnu au Maroc. Ce racisme poussa les organisations juives mondiales à dénoncer le danger qu’encouraient les Juifs d’Afrique du Nord. Au Maroc, la propagande sioniste connaîtra un nouvel essor à partir de 1943, avec la venue d’émissaires envoyés par le Yishouv. En novembre 1944, à la conférence extraordinaire de guerre à Atlantic City Oil, une délégation marocaine rencontra des responsables sionistes. Deux ans plus tard se tint à Casablanca une conférence de la Fédération sioniste du Maroc regroupant cinquante délégués des différentes sections du pays. À partir de ce moment, l'idée d'un « État juif » commença à devenir centrale dans la conscience nationale des Juifs marocains.
Après la proclamation de l’État d’Israël en mai 1948, le Roi Mohammed V demanda à ses sujets musulmans de ne commettre aucun acte susceptible de troubler l’ordre public et à ses sujets juifs d’éviter toute forme de manifestation pro-sioniste, « parce que ce faisant, ils vont menacer non seulement leurs droits individuels, mais aussi leur nationalité marocaine »[36]. Il a rappelé aux Musulmans que les « Israélites marocains, fixés depuis des siècles au Maghreb, ont témoigné leur entier dévouement au trône marocain », et aux Juifs « qu’ils étaient des Marocains ayant trouvé auprès du Trône, en diverses circonstances, le meilleur défenseur de leurs intérêts et de leurs droits »[37].
Les recommandations du Souverain n’empêchèrent pas l’organisation de manifestations antisionistes, provoquant morts et blessés[38] et un sentiment généralisé de panique chez les Juifs. S’en sont suivies des négociations secrètes entre le délégué de l’Agence juive en France, M. Gerzuni, et le Résident général du Maroc, le Général d’Armée Juin, de mars à juillet 1949, qui ont abouti à un accord. Mais, la première priorité de l’Agence était les survivants des camps nazis, qu’il fallait rapatrier. Elle a ainsi imposé un processus migratoire défavorable aux Juifs d’Afrique du Nord pour restreindre leur nombre[39].
Le Juif avait dans le Maroc indépendant un statut juridique d’égalité avec son concitoyen musulman, avec les mêmes droits et les mêmes obligations. Pourtant, c’est alors qu’ils étaient « naturellement membres de la nation marocaine, gérant leur vie religieuse librement, votant, étant élus, officiers, juges, ministres, conseillers du Roi ou militants d’opposition, respectés par tous, qu’ils aillent abandonner peu à peu ou par vagues leur terre natale emmenant avec eux des morceaux de civilisation marocaine aux quatre coins du monde »[40].
Les Marocains furent atteints et déconcertés par ce départ. En 1956, le gouvernement va imposer plusieurs obstacles pour arrêter cette immigration. Le camp de Mazagan et les bureaux de l’Agence juive ont été fermés. La Misgueret va prendre le relais et organiser une émigration clandestine, jusqu’à la catastrophe du Piscès, qui a fait naufrage le 11 janvier 1961, provoquant la mort de 43 passagers. Le 27 novembre 1961, le Général Oufkir – Ministre de l’Intérieur – signa le premier passeport collectif permettant aux Juifs marocains d’émigrer en toute liberté dans la cadre de « l’Opération Yakhin ».
Le désir de retour
Le judaïsme marocain a conservé sa mémoire grâce à des rituels très raffinés, qui lui offrent à chaque fois une occasion de répéter et de transmettre son histoire. Le pèlerinage est une façon de reconstruire les liens qui unissent cette communauté à cette terre et de sortir du statut de « l’impossible retour au Maroc ». Les systèmes hagiolâtriques juifs et musulmans sont proches à un tel degré que leurs communautés sollicitent souvent les mêmes saints et font des pèlerinages vers les mêmes tombes. Comme l’a exposé Harvey Goldberg, les saints « étaient simultanément “très juifs” (enterrés dans un cimetière juif, réputés pour leur érudition et leur sainteté et protégeant les Juifs par leurs miracles), et “très musulmans”, établissant un parallèle avec la culture des marabouts caractéristiques de l’islam marocain »[41].
La migration massive des Juifs les éloigna de leurs lieux saints. Les hilloulot subirent ainsi un déclin et ne furent plus célébrées que par un petit groupe de personnes, dans des maisons ou des synagogues locales. Pour préserver leur tradition, les Juifs marocains installés en Israël ont procédé à des « transferts symboliques ». Cela s’est effectué par des initiatives spontanées d’individus inspirés par des rêves de visitation, dans lesquels un saint leur est apparu et leur a demandé d’ériger un lieu pour lui[42]. Le tsaddiq marocain le plus connu qui a été transféré en Israël est Rabbi David u-Moshe, enterré à Tamezrit près d’Agouim dans le Haut-Atlas occidental[43].
La vénération populaire des saints a joué un rôle important dans la vie de nombreux Juifs marocains et a constitué un élément fondamental dans l’entretien de leur identité collective. Revenir se prosterner sur les tombes de leurs saints, c’est l’intention que proclament les Juifs originaires du Maroc, quels que soient leurs pays de résidence. C’est un moment qui fait disparaître les frontières qui peuvent exister entre les différentes factions de la diaspora, assure la transmission des rites et des cérémonies d’une génération à une autre, et garantit la continuité culturelle du groupe social. Le Maroc redevient pour ses Juifs un territoire désiré.
Pendant longtemps, des considérations politiques et économiques ont rendu le retour des Juifs au Maroc très difficile. Depuis le début des années 1980, les Israéliens nés au Maroc et leurs descendants sont autorisés à visiter leur pays d’origine, après le sommet d’Ifrane qui a réuni, le 21 juillet 1986, le Roi Hassan II et le Premier ministre israélien Shimon Pérès. Aujourd’hui, près de 3 000 Juifs sont établis au Maroc, notamment à Casablanca. Si le gros des troupes a fait l’Aliyah, d’autres et leur descendance sont restés profondément attachés à leur « marocanité ». Contrairement aux Juifs issus d’Europe voire d’autres pays du Maghreb qui se sont radicalement éloignés de leurs pays d’origine, les Juifs marocains manifestent toujours des attaches avec leur terre natale ou celle de leurs ancêtres.
Conclusion
La présence juive au Maroc remonte aux temps les plus lointains. à la veille de l’indépendance du pays en 1956, la communauté juive représentait environ 280 000 personnes, constituant la plus importante entité juive du monde arabo-musulman. Ce nombre a considérablement diminué aujourd’hui. Pourtant, ceux qui sont restés ne se considèrent pas comme formant une communauté résiduelle, mais comme des Marocains. Qu’ils vivent à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire, leur attachement au Maroc n’est plus à démontrer.
La situation des Juifs diffère en effet d’un pays à l’autre. La Constitution marocaine de 2011 reconnaît l’apport hébraïque à l’identité nationale. La culture juive s’exprime dans la musique, la poésie, le théâtre, le cinéma et dans d’autres aspects de la création humaine. Dans certaines régions du Maroc, des bâtisses anciennes et des monuments historiques sauvegardent encore la mémoire juive. Le Maroc renferme plus de 600 lieux sacrés qui reflètent une particularité chez le Juif marocain : le « Tsaddiqisme », version israélite du « maraboutisme » musulman. C’est un patrimoine précieux que le Royaume et ses Juifs s’attachent à préserver.
[1] R. Marienstras, « Sur la notion de diaspora », in Chaliand (G.) (Dir.), Les Minorités à l’âge de l’État nation, Paris, Fayard, 1985, p.226.
[2] S. Dufoix, Les Diasporas, PUF, Paris, 2003, p. 3.
[3] L. Anteby-Yemini, W. Berthomière, Les Diasporas, 2 000 ans d’histoire, PUR, Rennes, 2005, p. 9.
[4] Ch. Bordes-Benayoun, D. Schnapper, Diasporas et Nations, Odile Jacob, Paris, 2006, p. 215.
[5] T. Butler, « Memory: a mixed blessing », in Memory, Butler (T. ) (éd.), Memory: History, Culture and the Mind, Basil Blackwell, Oxford, 1989, p. 25.
[6] M. Bruneau, « Les territoires de l’identité et la mémoire collective en diaspora », L’Espace géographique, 4/2006 (Tome 35), p. 632.
[7] M. Halbwachs, La Mémoire collective, PUF, Paris, 1968, p. 94.
[8] D. Cazès, Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie, Durlacher, Paris, 1888, pp. 14-15.
[9] N. Slouschz, « Hébraeo-phéniciens et judéo-berbères. Introduction à l’histoire des Juifs et du Judaïsme en Afrique », Archives Marocaines, 14, 1908, pp. 86-88.
[10] J. Goulven, « Notes sur les origines anciennes des Israélites du Maroc », Hespéris, I, 1921, p. 325.
[11] S. Moscati, L’épopée des Phéniciens, Paris, Fayard, 1971, p. 35.
[12] D. Jacques-Meunie, « Notes sur l’histoire des populations du sud marocain », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1972, V.11, n°1, p. 141.
[13] A. Lods, Les prophètes d’Israël et le début du Judaïsme, Paris, La Renaissance du Livre, 1935, pp. 231-232.
[14] J. Dahan, Regard d’un Juif marocain sur l’histoire contemporaine de son pays, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 18.
[15] Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, T.I, Paris, Paul Geuthner, 1925, pp. 208-209.
[16] R. Le Tourneau, Fès avant le protectorat, Rabat, La Porte, 1987, p. 44.
[17] J. Tolédano, Le Temps du Mellah, Jérusalem, Ramtol, 1982, p. 7.
[18] B-C.Bellaigue, Du mellah aux rives du Jourdain : l’arrivée des Juifs du Maroc en Israël : la génération du désert, Paris, Publibook, 2002, p. 38.
[19] N. Serfaty, Les courtisans juifs des Sultans marocains: hommes politiques et hauts dignitaires, XIIIe-XVIIIe siècle, Saint-Denis, Bouchène, 1999, p.7.
[20] H. Zafrani, Mille ans de vie juive au Maroc. Histoire, culture, religion et magie, Paris, Maisonneuve & Larose, 1983, p. 406.
[21] H. Zafrani, op. cit., p. 10.
[22] A. Chouraqui, La Condition juridique de l’Israélite marocain, Paris, Presses du Livre français, 1950, pp. 179-181.
[23] Ibid.
[24] P. Marty, « Les Institutions communautaires israélites du Maroc », Revue des études islamiques, cahier III, 1930.
[25] Cf. S. D.Dov Goitein, A Mediterranean Society, 5 vol., Berkeley, University of California Press, 1967-1988, pp. 399-401.
[26] A. Chouraqui, op. cit., p. 181.
[27] L’Avenir illustré, 1er avril 1932.
[28] Noar, 30 juin 1951.
[29] G.Weill, Emancipation et progrès. L’Alliance israélite universelle et les droits de l’homme, Les éditions du Nadir, Paris, 2000, pp. 63-66.
[30] Y. Katan, Oujda, une ville frontière du Maroc, 1907-1956: mutations, relations et ruptures de sociétés en milieu colonial, La Porte, Paris, 1993, p. 411.
[31] D. Bensimon, Evolution du Judaïsme marocain sous le protectorat, Paris, Mouton & Cie, 1968, p. 121.
[32] Y. Katan, ibid.
[33] K. Brown, « Une ville et son Mellah: Sale, 1880-1930 », in Juifs du Maroc : identité et dialogue, Paris, La Pensée sauvage, 1980, p. 193.
[34] D. Schroeter, « La découverte des Juifs berbères », in Relations judéo-musulmanes au Maroc, Paris, Stavit, 1997, pp. 169-187.
[35] M. Shokeid, « Jewish Existence in a Berber Environment », in Jews among Muslims, NYU Press, 1996, pp. 109-112.
[36] R. Assaraf, Une certaine histoire des Juifs du Maroc: 1860-1999, Paris, Gawsewitch, 2005, p. 521.
[37] D. Bensimon, ibid., p. 114.
[38] A. Chouraqui, Histoire des Juifs d’Afrique du Nord, Paris, Hachette, 1987, pp. 125-126.
[39] A. Bensimon, Hassan II et les Juifs : histoire d’une émigration secrète, Paris, Seuil, 1991, p. 57.
[40] P. Euzière, « Fiche sur le livre de S. Lévy, La Méditerranée des Juifs. Exodes et enracinements », Recherches internationales, n° 77, 3 - 2006, p. 200.
[41] Y. Bilu, « Reconfigurer le sacré : le culte des saints juifs marocains en Israël », Archives Juives, 2005/2, vol. 38, p. 119.
[42] Y. Bilu, H. Abramovitch, « In Search of the Saddiq: Visitational Dreams Among Moroccan Jews in Israël », Psychiatry, vol. 48, n° 1, 1985, pp. 83-92.
[43] Y. Bilu, « Dreams and the Wishes of the Saint », in H. Goldberg (dir.), Judaism Viewed From Within and From Without. Anthropological Exploration in the Comparative Study of Jewish Culture, New York, State University of New York Press, 1987, pp. 285-314.