Je voudrais présenter ici une recherche en cours, l’exploration d’un réseau de correspondances inédites qui s’est développé autour de Témoins. Mais peut-être l’aspect documentaire de cette recherche autour de la genèse et de l’accueil de Témoins en cache-t-il un autre, plus impressionnant, et dont il est plus difficile de parler. Il y a eu d’abord les amitiés nées dans les tranchées. Et, après coup, au second degré, des amitiés nées de la lecture de récits issus des tranchées. Tout se passe comme si quelque chose de l’expérience de la guerre se répétait, de manière décalée, assourdie, mais intense, dans la relecture des récits de guerre. La guerre n’est-elle pas aussi une expérience positive en ce qu’elle peut révéler l’importance de l’amitié et la valeur de la vie ? Et puis elle force à regarder en face, chaque jour, la mort et à retrouver les interrogations fondamentales. Les récits de guerre peuvent-il alors être envisagés simplement comme des témoignages historiques, dont on cherche à mesurer la fiabilité, ou doivent-ils être évalués comme des expériences spirituelles ? Le titre qui conviendrait alors aux meilleurs de ces récits ne serait-il pas celui de Malraux, La Condition humaine ? Et pour en arriver à Cru, derrière son classement apparent, et « objectif » des témoignages, en six catégories « par ordre de valeur », nous allons découvrir un autre classement plus secret, révélé par ces correspondances, qui lui a fait élire, parmi tous, deux hommes comme ses fils spirituels, Paul Cazin
C’est par Pézard que je me suis glissé dans ce petit cercle d’amitiés. J’avoue y avoir mis le temps. André Pézard, auteur de Nous autres à Vauquois (publié en 1918), mort en 1984, était mon parrain. Son livre m’a longtemps fait peur. Lui-même ne parlait jamais de sa guerre. En 1981, je suis allé l’interroger dans le cadre d’une enquête d’histoire familiale et nous n’avons pas dit un mot de la guerre. Je n’ai vraiment lu Vauquois qu’il y a quelques années, stupéfait et écrasé par la beauté et la grandeur du dernier chapitre où, au lieu de raconter la blessure qui l’a écarté de la guerre, Pézard évoque ses amis morts et fait un adieu navré à la guerre, un adieu nostalgique que je livre ici tel qu’il est écrit, tel qu’il est célébré par Cru dans une page lyrique de Témoins :
« En prononçant ton nom, Des Francs, ou le tien, Fairise, ou bien votre nom, Chalchat, une parole affectueuse qu’on me dirait, et ma réponse, m’ôteraient d’un coup la force de ne pas pleurer.
Je dis à mi-voix "MES AMIS MORTS", et le battement de mes lèvres fait mouvoir des sanglots.
Laissez-moi dire ceci lentement, comme est lente une pensée endolorie ; laissez-moi dire lentement, comme tombent, à regret, de chères syllabes meurtries : "Adieu, ma pauvre guerre !" Et c’est tout.
– Adieu, ma pauvre guerre. »
Les archives d’André Pézard viennent d’entrer aux Archives Nationales, elles sont en train d’être classées. Je travaille depuis deux ans à cette exploration avec l’archiviste chargée du fond, Elsa Marguin-Hamon, qui a organisé à Paris un colloque « André Pézard en ses archives » dont une matinée a été consacrée à Vauquois. J’ai travaillé à étudier la genèse du livre, mais aussi ses suites. Comme le dit Pézard dans son journal en 1933 : « La guerre peut bien être finie, mais jamais elle ne sera achevée »
C’est donc par Pézard que je suis entré dans le cercle secret de Cru. La lecture de Témoins montrait qu’ils avaient été tous deux en relations directes. Apparemment, pourtant, pas de lettres de Cru dans le fonds Pézard, mais tout n’était pas encore exploré. Pourquoi ne pas chercher dans le fonds Cru ? Mais où était-il ? Orienté par Frédéric Rousseau et Marie-Françoise Attard-Maraninchi, j’ai pris un TGV pour Marseille et découvert aux archives de la ville en novembre dernier un vrai trésor, 24 lettres d’André Pézard, dont l’une de 38 pages décrivant à Cru la genèse de Vauquois, et les autres révélant que Pézard avait été associé de près à la finition et au lancement de Témoins. Revenu à Paris, faute de trouver aux Archives nationales les lettres de Cru, j’y trouve une correspondance au ton lyrique, effervescent, incroyable de Paul Cazin, qui était tombé amoureux de Vauquois… sans l’avoir lu, uniquement à partir de la notice de Cru dans Témoins. L’amitié Cazin-Pézard et leur correspondance dureront jusqu’à la mort de Cazin en 1963. J’ai eu très vite le sentiment d’être dans une zone à haute tension – affective. Ce courant qui circulait, il fallait le capter dans tous ses mouvements. Où pouvaient se cacher les archives de Cazin, pour que j’y retrouve l’autre volet de cette correspondance quasi amoureuse, cette flambée allumée par Cru ? Cazin se faisait appeler « Le bienheureux d’Autun », Autun où il a vécu la plus grande partie de sa vie. J’écris à la bibliothèque d’Autun, on ne me répond pas. Je consulte la bibliographie et vois qu’on lui a consacré un colloque à Varsovie, j’écris : c’est là ! Après la mort de l’excellent polonisant qu’était Cazin, le Musée de la littérature de Varsovie a racheté tous ses papiers, y compris ses correspondances. Pas de TGV pour Varsovie, mais l’aide généreuse de la spécialiste chargée du fonds : on numérise pour moi les premières années (1929-1931, j’essaie de n’être pas trop gourmand) des lettres de Pézard à Cazin, mais aussi, puisque, miracle, elles sont là aussi, les (plus rares) lettres de Norton Cru à Cazin. Mais réfléchissons, celles de Cazin à Norton Cru doivent donc être à Marseille ? J’y fais un second voyage en septembre 2014, d’autant plus intéressé qu’entre temps, en juillet, à Paris, Elsa Marguin, avançant dans le tri des correspondances entassées dans une valise, était enfin tombée sur les lettres de Cru à Pézard (mais les premières, hélas, manquent). Au bout du compte, j’ai sous les yeux actuellement des fragments importants des six volets de cette correspondance à trois. Et j’avoue que cela me donne un peu le vertige.
J’ai représenté ce trio sous la forme d’un triangle (voir ci-après, p. 48). Au sommet, parce qu’il est à l’origine de tout, Cru, qui, on va le voir, a déclenché, en 1925-27, chacune des deux correspondances avec Cazin et avec Pézard. À la base du triangle, un violent court-circuit : la lecture de Témoins a réalisé en 1929 une fusion entre les deux correspondants. Ces trois couples de correspondances n’ont donc pas du tout le même statut. Les deux premières (a/b et c/d) initiées par Cru, sont entièrement consacrées à l’aventure de Témoins, et elles ne se poursuivront pas au-delà – du moins pour les lettres qui ont été conservées, jusqu’en 1931 pour Cazin, ou 1935 pour Pézard. Je les ai transcrites entièrement et mon intention est de les mettre, par un moyen quelconque, à la disposition des chercheurs en en indiquant, comme je vais essayer de le faire, l’intérêt historique et humain. On peut regretter qu’il n’existe pas un site Norton Cru qui pourrait rendre accessible l’énorme documentation disponible à Marseille et à Aix. Le troisième couple de correspondance (e/f) a un statut différent : il tient par son origine à l’aventure de Témoins, mais dès le départ c’est, il n’y a pas d’autres mots, une correspondance d’amour, une aventure fusionnelle entre les deux hommes, le ton lyrique, à la fois passionné et fantaisiste, étant donné au départ par Paul Cazin, qui a entraîné dans son sillage un André Pézard d’ordinaire plus réservé, mais qui retrouve là l’atmosphère de complicité, de jeu et de dévouement total qu’il avait connu au front avec ses amis Fairise et Chalchat. Cette correspondance touche à tous les aspects de la vie : dès février 1930, Cazin devient un intime de la famille Pézard, et il n’hésite pas à faire André confident de sa propre vie privée. Cette correspondance se poursuivra jusqu’à la mort de Cazin en 1963. Je ne la connais encore qu’en partie, et je n’en ai transcrit que le tout début, l’incendie initial. On sourit, on est ému, on se sent indiscret. Parfois aussi on se lasse, comme il est normal, devant des suites d’échanges elliptiques destinés surtout à maintenir le contact. Tout cela pour dire qu’une transcription intégrale n’est pas à l’ordre du jour : sans doute me bornerai-je au premier semestre, qui donne le ton, et se rattache de plus près à l’aventure de Témoins.
Le déclenchement
À l’origine de ces correspondances, donc, le zèle méthodique de Cru. Sur chacun des auteurs retenus pour Témoins il menait une enquête biographique. Pour vérifier ses renseignements et les compléter, le mieux était, si l’auteur était encore en vie, de s’adresser à lui. Mais il ne suffisait pas qu’il fût en vie, il fallait aussi qu’il fît l’objet d’une évaluation positive. Cru ne s’est pas expliqué dans la préface de Témoins sur ce point délicat. Le respect humain entrait en conflit avec le souci d’exactitude. Impossible de demander sa collaboration à un auteur qu’on va plus ou moins malmener. Florian-Parmentier (relégué en classe 5) ayant accusé Cru de l’avoir pris en traître, Cru protesta : « Je n’ai envoyé de questionnaire qu’à un cinquième de mes 250 auteurs, à ceux dont je n’avais à dire que du bien » (lettre à Pézard, 16 mars 1930). L’examen de la liste des correspondants présents dans le fonds Cru à Marseille le confirme, même s’il y a eu des bavures : Jean Taboureau, finalement relégué lui aussi en classe 5, avait reçu un questionnaire. Ces questionnaires, accompagnés d’une lettre forcément positive, donnaient lieu dans la plupart des cas à un ou deux échanges sympathiques, des demandes et envois de précisions, puis tout s’arrêtait là. C’est ce qui s’est passé, dans un premier temps, pour Cazin. Dans un cas exceptionnel, celui de Pézard, l’échange s’est poursuivi et transformé en une vraie amitié, et même une collaboration. Malheureusement nous ne possédons pas la lettre déclencheuse (sans aucun doute enthousiaste) que Pézard reçut de Cru. Mais nous pouvons en avoir une idée en lisant celle que reçut Cazin. Norton Cru explique d’abord son projet, sa méthode. « Pour pouvoir classer par rang, il faut avoir tout lu, et même alors ce n’est pas facile ». Il dit à Cazin qu’il le classe « parmi les excellents » en lui donnant la liste des rares autres excellents (une douzaine, dont Pézard). « Je m’adresse personnellement à tous les auteurs importants afin d’être certain de ne pas me tromper dans l’interprétation de leur œuvre et pour obtenir des détails biographiques »
La lettre initiale de Cru à Cazin aborde ensuite un autre thème surprenant : Cru déclare à Cazin qu’ils sont… frères. Le mot n’est pas dit, mais c’est l’idée. « Je me sens une bien grande sympathie pour vous, car nous avons tous deux bien des points communs. Tous deux professeurs à la guerre, tous deux mariés, tous deux devenus interprètes, tous deux sergents d’infanterie, tous deux prenant la guerre sérieusement, lisant du solide aux tranchées et tâchant de nous expliquer le tragique problème de la guerre ; tous deux religieux, vous avec votre "pieuse enfance" et sa suite ; moi parpaillot et fils de missionnaire dans le Pacifique ». Et, plus loin : « Votre anathème de la guerre est superbe et comme il sonne bien "poilu", bien différent des malédictions prononcées par ceux qui n’ont pas connu la tranchée ». On touche ici un point central, qui affleure périodiquement : tout se passe comme si le ressort profond de Témoins était la recherche de la vérité, certes, mais d’une vérité toute personnelle recomposée à travers les récits des autres. Témoins semble être l’autobiographie que Norton Cru n’a su écrire autrement qu’en passant au crible les textes des autres. Ayant beaucoup lu Perec, il m’a semblé parfois que Norton Cru était un de ces personnages obsessionnels qu’on trouve dans La Vie mode d’emploi, hanté, comme Perec lui-même, par une mémoire impossible à dire autrement que de manière oblique. Lui-même le suggère à plusieurs reprises, en particulier dans sa notice sur Pézard, où il nous explique, au fond, que Genevoix et Pézard ont écrit son autobiographie à lui : « Ce sont les deux récits qui réussissent le mieux à donner l’impression complète ressentie par un témoin, ce sont les plus évocateurs sans jamais ajouter à la réalité, sans foncer la couleur, sans grossir le trait. Ceux qui comme moi ont désespéré de jamais pouvoir rendre de telles scènes se feront une idée de la réussite merveilleuse et unique qui fut le privilège de Genevoix et de Pézard »[7]. Au début de la même notice, il crédite Pézard d’être le seul à avoir, non pas dit l’indicible, mais tenté de le dire. J’y reviendrai plus loin. Pour l’instant, l’aventure avec Cazin tourne court. Celui-ci répond longuement aux questions de Cru, lui déclare aussi sa sympathie (« Votre lettre m’inspire aussi beaucoup d’amitié. On sent bien le son des âmes. »), mais on va en rester là. C’est le moment où, par ailleurs, entre en scène André Pézard.
L’écho
C’est en 1925 que Cru a écrit pour la première fois à Pézard pour lui demander un exemplaire de son livre, devenu introuvable. Les lettres de Cru, jusqu’en 1929, n’ont pas été retrouvées, mais celles de Pézard, bien conservées par Cru, donnent des aperçus intéressants sur les coulisses de Témoins, qui complètent le récit détaillé que Frédéric Rousseau a donné de l’« Affaire Norton Cru ». Cru n’était pas tout seul. Il a été soutenu, encouragé, aidé par des amis – au nombre desquels Pézard. Le contact entre eux a été établi pour de bon en 1927, par une lettre de Cru, « cordiale et excellente », pleine d’une « sympathique clairvoyance », dit Pézard. On peut restituer le contenu de cette lettre en se reportant au « Jugement » manuscrit porté sur le volume par lequel Cru résume son impression : « Pas une ligne de remplissage, pas une de littérature. C’est un journal, encore moins composé que celui de Genevoix. Les notations y paraissent à l’état naturel, jetées au hasard d’un loisir, sans plan ni arrangement, brûlante d’actualité, d’émotion immédiate ». Cette appréciation reflète le procédé de composition de Nous autres à Vauquois (la discontinuité), mais Cru semble attribuer naïvement au naturel ce qui est un effet d’art très étudié. Côté « littérature », André Pézard lui-même se montrera sévère pour ses excès : « la complication de mon style me porte sur les nerfs », il trouve ce style « d’une richesse inutile et de mauvais goût ». Reste que NortonCru est sensible à la force du livre mais aussi à sa sophistication peut-être excessive puisqu’il ajoute que le livre demande « plusieurs lectures pour être apprécié ». En réponse à cet enthousiasme, André Pézard s’abandonne à une causerie écrite de 38 pages, désordonnée et fascinante, qui a l’abandon et le charme de la conversation, où il finit par aborder en long, en large et en travers, tous les aspects de la genèse de Nous autres à Vauquois. Il répond aussi à diverses questions de Cru sur d’autres auteurs, s’installant ainsi dans le rôle d’informateur qu’il va jouer ensuite auprès de lui. Dans sa notice consacrée à Pézard, Cru ne tirera pas grand parti de cette magistrale étude génétique, préférant (sans doute à juste titre) illustrer par d’abondantes citations les effets produits plutôt que de se lancer dans une analyse trop abstraite de leurs causes. Mais cette lettre-fleuve, cette lettre-torrent, cette lettre qui passe son temps à déborder emportera toutes les barrières et établira entre les deux hommes une indéfectible relation d’amitié. Désormais, Pézard est le confident. En 1927 et 1928, il va mettre au service de Cru son réseau de relations, le renseigner sur les uns ou les autres (Barbusse, Taboureau et d’autres), lire des récits et lui donner son impression, le réconforter fort judicieusement quand la piste américaine d’édition devra être abandonnée, si bien qu’en avril 1929 Cru n’hésitera pas à demander à Pézard de relire les sept cents pages des épreuves, ce que Pézard fera illico, toute affaire cessante, alors qu’il est lui-même très occupé. On verra ensuite fin 1929 début 1930 Pézard aider à la diffusion du livre, commenter sa réception avec Cru (car à partir de l’automne 1929 on a les deux volets de leur correspondance), conseiller à Cru de ne pas répondre à Dorgelès, mais en même temps, Vauquois ayant été ressuscité par Témoins, on suit les négociations pour sa réédition, chacun accompagne l’aventure éditoriale de l’autre, l’aide comme il peut. Pézard joue un rôle d’attaché de presse ou de coach. Vauquois est réédité au printemps 1930, Pézard, ayant trouvé un traducteur et un éditeur allemand pour son livre, s'emploiera à faire traduire Du témoignage en allemand. En 1931, le jeu se calme, les polémiques s’apaisent, les lettres se font plus rares. Mais ajoutons qu’à partir de fin 1929 le jeu se joue à trois : Cazin lui aussi s’agite pour faire lire Témoins, multiplie les articles et les démarches, et à l’occasion des séjours en France de Cru, on combine de délicieuses rencontres à deux ou, mieux, à trois, entre Autun, Lyon et Marseille. On est devenu une petite famille.
Paternité, fraternité
Mais en fait, rapidement, le jeu se joue à deux plutôt qu’à trois, et le feu de l’amitié est si grand entre Cazin et Pézard que Cru finira presque par se sentir sinon exclu, du moins marginal par rapport à cet incendie qu’il a déclenché. Par discrétion, j’évoquerai rapidement cet aspect des choses. Le 7 novembre 1929, après avoir lu Témoins, Cazin cherche à se procurer un exemplaire de Vauquois et écrit à Pézard ceci : « Voyez-vous, mon petit cadet, je suis une vieille bête d’humaniste, à moitié théologien, qui lit du grec pour s’amuser, qui sait ce que c’est que de la littérature – mais aussi ce qu’est une âme humaine, et il m’a suffi de lire ces quatre bouts de phrases pour être émerveillé ». Le ton est donné. Cazin a rencontré une âme. Pézard, lui, dira à Cru avoir rencontré « un homme ! et quel homme ! » (19 janvier) et avoir reçu de lui « plusieurs lettres exquises » (30 janvier). Les deux hommes se verront à Lyon, chez Pézard, trois jours, mi-février 1930. Première lettre après la rencontre, voici la déclaration de Pézard : « Il me semble qu’il y a seize ans bientôt qu’on se connaît. Aussi je t’en veux, mon grand, de faire la petite coquette et la fausse ingénue, "j’aurais voulu être gentil, aimable". Si je ne te connaissais pas depuis seize ans je te dirais : "mais tu as été tout à fait gentil ! inimitablement aimable !" Mais comme je suis ton vieux Pézard depuis seize ans je te dis : "Si tu avais voulu être quelque chose je te maudirais, car on veut être ce qu’on n’est pas. Et on réussit à être double". D’où un topo merveilleux ad usum Nortonis Crudi, "de la sincérité du témoignage". » (22 février). On n’hésite donc pas à taquiner Cru, en latin, et en son absence ! Au centre de la connivence des deux hommes, les chapitres qui font de leurs récits de la guerre de grands textes spirituels : Dans L’Humaniste à la guerre, le récit de « La mauvaise nuit », dans Vauquois, le chapitre final sur « La mort ». Ému par les confidences de Pézard, frustré de n’avoir pas lui-même reçu de « lettres exquises » de Cazin, Cru, du fond du Massachussetts, hasardera une curieuse demande :
« Ce que vous me dites de Cazin me touche plus que vous ne le pensez peut-être. Je suis très fier que Témoins puisse avoir servi de trait d’union entre deux hommes dignes de se connaître, mais que notre société, arrangée en catégories, tend à maintenir séparés (l’un catholique actif, l’autre… ce que vous êtes).
Je vais être affreusement indiscret… Pourriez-vous, sans trahir Cazin, qui s’est d’ailleurs longuement confessé à moi en 1926, me recopier certains passages de ses lettres ? J’apprécierai beaucoup votre marque de confiance et je la mériterai. Je ne sais comment vous faire comprendre la satisfaction que j’aurai. Vous êtes l’un et l’autre mes auteurs ; à votre égard j’éprouve quelque chose de la paternité. Les sentiments nés d’une communion en Témoins sont de nature à fortifier ma foi et à l’élargir. Si vous ne pensez pas pouvoir… excusez mon étrange demande.» (27 février 1930)
En attendant que ces correspondances soient publiées, disons seulement que, dans sa réponse tardive (24 avril 1930), André Pézard éludera gentiment cette demande, soucieux de préserver du regard paternel de Cru le côté intime de sa toute fraîche fraternité avec Paul Cazin…
a) Correspondance Cru-Cazin, Varsovie, Musée de la littérature, fonds Cazin, 1927-1931, 6 lettres.
b) Correspondance Cazin-Cru, Marseille, Archives municipales, fonds Vogel/Cru (46 II 3), 1927-1931, 6 lettres.
c) Correspondance Cru-Pézard, Paris, Archives nationales, fonds Pézard (691 AP), 1929-1931, 11 lettres.
d) Correspondance Pézard-Cru, Marseille, Archives municipales, fonds Vogel/Cru (46 II 3), 1925-1935, 24 lettres.
e) Correspondance Cazin-Pézard, Paris, Archives nationales, fonds Pézard (691 AP), 1929-1935, 1946-1951, en cours d’inventaire.
f) Correspondance Pézard-Cazin, Varsovie, Musée de la littérature, fonds Cazin, 1929-1963, en cours d’inventaire.
1] Sur Paul Cazin (1881-1963), auteur de L’Humaniste à la guerre. Hauts de Meuse, 1915, Paris, Plon, 1920 [rééd. 1930 (Plon) et en 1939 (Labergerie)], présenté et commenté par Jean Norton Cru dans Témoins aux pages 107-110, voir en particulier Paul Cazin, diariste, épistolier, traducteur, ouvrage collectif sous la direction de Danuta Knysz-Tomaszewska, Varsovie, Université de Varsovie, 1997.
[2] Sur André Pézard (1893-1984), auteur de Nous autres à Vauquois, 1915-1916, 46e R.I., Paris, La Renaissance du livre, 1918 [rééd. 1930 (La Renaissance du livre), 1974 (Comité national du souvenir de Verdun), 1992 et 2001 (Presses universitaires de Nancy), et 2013 (Association des Amis de Vauquois et de sa région)], présenté et commenté par Jean Norton Cru dans Témoins aux pages 224-230, voir en particulier Philippe Lejeune, « Brouillons de guerre », La Faute à Rousseau, n° 66, juin 2014, pp. 4-7 ; « Genèse de Vauquois (1918) », La Faute à Rousseau, n° 67, octobre 2014, pp. 35-42.
[3] Nous autres à Vauquois, op. cit., édition de 1918, pp. 349-350.
[4] Journal inédit, 20 octobre 1933 (Archives nationales, Fonds André Pézard, 691 AP).
[5] Ibid., 3 mars 1926.
[6] Sans date, 1927, Fonds Cazin, Musée de la littérature, Varsovie.
[7] Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, préface et postface de Frédéric Rousseau, Presses Universitaires de Nancy, coll. « Témoins et témoignages », 2006 [1re éd. Paris, Les Étincelles, 1929], p. 225.