La « lutte antiterroriste » n’est pas seulement instrument de domination, mais aussi mode d’exercice de l’hégémonie. Elle installe un processus de consentement, d’acceptation par les populations de la remise en cause de leurs libertés. Cette nécessité de reconnaissance explique pourquoi ces différentes mesures prennent la forme du droit.
Les attentats du 11 septembre ont été l’occasion d’une formidable accélération de la transformation des codes pénaux et de procédure pénale. Cette mutation était déjà en cours depuis plusieurs années. Dans les mois et parfois les jours qui suivirent, les gouvernements ont pris des mesures qui restreignent les libertés publiques et privées. On est frappé par la rapidité avec laquelle les différentes lois ont été votées. La chose se comprend si on tient compte du fait que la plupart de ces modifications avaient été réalisées ou étaient prévues bien avant les attentats. Les mesures prises à cette occasion finalisent la mutation du droit pénal et lui donnent une légitimité. Ce qui avait été réalisé en l’absence de toute publicité apparaissait au grand jour et se trouvait rétrospectivement justifié.
Le changement ne résulte pas seulement d’une transformation, mais d’un renversement de l’ordre de droit. Ainsi, le processus de mutation de l’ordre juridique ne porte pas uniquement sur le contenu des lois, mais sur leur fonction. Il ne s’agit plus de poser des garde-fous à l’exercice du pouvoir, mais d’inscrire dans le droit que la puissance étatique ne peut plus rencontrer de limites. Le renversement du rôle de la loi, de sa fonction de garde-fou et de cran d’arrêt à la toute-puissance du pouvoir, s’effectue en supprimant toute distinction entre état d’exception et ordre juridique. En confondant guerre et lutte contre le crime, elle fusionne droit de la guerre et droit pénal. Ce faisant, elle supprime toute distinction entre intérieur et extérieur de la nation.
La transformation de l’ordre juridique, aux États-Unis et en Europe occidentale, est inédite. D’abord, elle révèle un changement de régime politique, la fin de l’État de droit et le passage à une forme d’organisation qui concentre tous les pouvoirs aux mains de l’exécutif. Ensuite, elle opère une mutation dans la forme de l’État, en mettant fin à une organisation politique qui, par le droit, réglemente la violence dans le pays, tout en rejetant la guerre à l’extérieur.
Des mesures prises d’abord au nom de l’état d’exception
Jusqu’à présent les pouvoirs spéciaux, que s’était accordés l’administration US, reposaient sur le vote du Congrès, au lendemain du 11 septembre, stipulant que : « le Président est autorisé à utiliser toutes les forces nécessaires et appropriées contre les nations, organisations ou personnes qui ont planifié, autorisé, commis ou aidé les attaques terroristes survenues le 11 septembre 2001, ou qui ont hébergé de telles organisations ou personnes, dans le but de prévenir de futurs actes de terrorisme contre les États-Unis »[1].
La lecture que fait l’administration de cette résolution est celle d’un État qui est en guerre, non pas contre d’autres nations, mais contre des organisations non liées à un gouvernement étranger ou contre de simples individus. Cette interprétation redéfinit la notion de guerre. Elle lui donne un caractère asymétrique, celle d’une « lutte à mort » entre la superpuissance mondiale et des personnes désignées comme ennemies des USA. Ce nouveau concept s’affranchit de l’existence de toute menace réelle sur la nation américaine. Il est un pur produit de la subjectivité du pouvoir : l’état de guerre existe de par son énonciation.
Temporaires, dans le Patriot Act [2] voté au lendemain du 11 septembre 2001, des mesures de contrôle des populations ont ouvert la voie à l’actuelle surveillance à grande échelle des communications mondiales par les États-Unis, dont celles internes au territoire américain. Elles sont devenues illimitées dans le temps, grâce à l’adoption du Patriot Act Improvement and Reauthorization Act of 2005[3] qui a renouvelé l’ensemble des dispositions prises après les attentats et rendu illimitées dans le temps celles qui avaient un caractère temporaire.
Inscription de l’anomie dans la loi
Si, aux États-Unis, l’insertion de l’hostilité dans l’ordre juridique intérieur étasunien s’est d’abord effectuée par des actes administratifs justifiés au nom de l’état d’urgence, dès 2006, le Military Commissions Act of 2006 [4] inscrit la notion de guerre dans la loi et donc dans la permanence. Cette législation crée un droit purement subjectif et donne au pouvoir exécutif des prérogatives de magistrat. L’administration peut désigner toute personne comme « ennemi combattant », nommer les juges militaires et déterminer le niveau de coercition des interrogatoires.
En votant le Military Commissions Act en septembre 2006, le Congrès a accordé au pouvoir exécutif des prérogatives judiciaires extraordinaires qui s’opposent à la Constitution. Grâce à la nouvelle loi, les commissions militaires peuvent accepter des preuves par ouï-dire et des aveux arrachés par des mauvais traitements. Si la torture est formellement interdite, un « certain degré de coercition » est permis et c’est le Président qui est chargé de fixer le niveau de dureté des interrogatoires. Des « preuves » obtenues sur la base d’aveux, arrachés dans des pays qui pratiquent la torture, sont également recevables. Rappelons que c’est ce type de « preuve » qui avait permis d’établir que l’Irak disposait d’armes de destruction massive et qui, ainsi, avait justifié l’invasion du pays.
Le Military Commissions Act of 2006 inscrit dans la loi les mesures administratives, prises au lendemain du 11 septembre, qui suppriment l’Habeas Corpus* des étrangers. Ainsi, ces dispositions, prises dans le cadre de l’état d’urgence, sont inscrites dans la permanence. Cette loi constitue un élément décisif de la mutation de l’ordre de droit américain et mondial. Elle transforme radicalement la notion d’hostilité. Elle permet à l’administration des États-Unis de désigner comme ennemi tout Américain ou tout ressortissant d’un pays avec lequel les États-Unis ne sont pas en guerre. La guerre change de nature. Elle n’est plus un conflit qui se déroule entre deux États souverains, mais une action d’un gouvernement contre ses propres nationaux ou contre les habitants d’un pays ami. Assurant une fonction de police, la guerre s’inscrit dans le droit pénal. Ce faisant, ce dernier acquiert un caractère directement politique et devient constituant.
Le citoyen comme ennemi de l’État
Cette loi inscrit, pour la première fois, dans le droit la notion d’« ennemi combattant illégal ». Elle donne à cette incrimination un caractère directement politique en désignant comme tel des personnes « engagées dans des hostilités envers les États-Unis ou qui, intentionnellement et matériellement, supportent de telles hostilités… » Cette définition est tellement vague qu’elle peut s’appliquer à des mouvements sociaux ou à des actions de désobéissance civile. Cela a d’autant plus d’importance que la notion d’ennemi combattant s’applique aussi aux nationaux. Seuls les ennemis combattants illégaux étrangers peuvent être traduits devant des commissions militaires. Les ennemis combattants ayant la nationalité américaine pourront, quant à eux, recourir aux juridictions civiles pour faire valoir une requête en Habeas Corpus.
Le Military Commissions Act offre la possibilité de criminaliser des actions politiques de citoyens américains et jette l’ensemble des étrangers, soupçonnés de terrorisme, dans un système de violence pure. Cette dernière réalité ne concerne pas uniquement les étrangers capturés à l’extérieur du territoire américain par l’armée ou la CIA et les étrangers résidant aux États-Unis, mais, par exemple, tout habitant de l’Union européenne. Dans le cadre des accords d’extradition, signés en juin 2003[5] et constamment mis à jour unilatéralement par l’administration étasunienne[6], toute personne résidant dans un État membre de l’Union européenne et accusée de terrorisme pourrait être remise aux autorités américaines pour être soumise à l’arbitraire du pouvoir exécutif. Ces accords conclus avec les États-Unis ont pour conséquence l’acceptation, comme conforme aux droits de l’Homme, des lois et dispositions d’exception prises par les États-Unis.
Le Military Commissions Act of 2009 : le changement dans la continuité
Le 28 octobre 2009, le président Obama a signé le Military Commissions Act of 2009[7] qui amende le Military Commissions Act of 2006. Cette réforme était formellement nécessaire pour la nouvelle administration, car Barak Obama était, en 2006, l’un des trente-quatre sénateurs qui s’étaient opposés à l’ancienne législation.
Le premier changement porte sur l’énoncé de l’incrimination. La nouvelle loi ne parle plus d’ennemis combattants illégaux, mais bien d’« ennemi belligérant non protégé ». D’abord, le changement apparaît cosmétique, car l’essentiel demeure : l’inscription de la notion d’ennemi dans le code pénal et ainsi la fusion entre le droit pénal et le droit de la guerre. Cependant, l’attribut « belligérant » caractérisant la notion d’ennemi élargit le champ de l’incrimination. Celle-ci ne porte plus uniquement sur des combattants, mais sur « des personnes qui sont engagées dans un conflit contre les USA ». La nouvelle définition permet alors de s’attaquer directement non seulement à des personnes capturées, sur ou à proximité d’un champ de bataille, mais à des individus qui posent des actes ou émettent des paroles de solidarité vis-à-vis de ceux qui s’opposent à l’armée étasunienne ou simplement à la politique guerrière du gouvernement.
Le deuxième attribut caractérisant l’ennemi est tout aussi important. Celui-ci est « non protégé » par les conventions de Genève, non pas en fonction de critères objectifs qui le placeraient en dehors du champ d’application de celles-ci, mais simplement parce que le pouvoir exécutif étasunien lui en refuse le droit. C’est le regard qu’il porte sur l’ennemi qui désigne celui-ci comme criminel et qui suspend, à son égard, l’application des mesures de protection.
Clivage du moi et guerre contre le langage
Alors que la loi de 2006 autorisait l’utilisation de mauvais traitements comme moyen de preuves, le texte de 2009 interdit « tout traitement cruel, inhumain ou dégradant »[8]. Cependant, le changement reste limité, puisque la nouvelle législation autorise la « coercition ». Elle permet au Secrétaire de la Défense de fixer les règles autorisant l’utilisation des mesures de contrainte, de même que les conditions de recevabilité de preuves par ouï-dire[9].
Par rapport à l’ancienne législation, le Military Commissions Act of 2009 inscrit, dans un même texte, une chose : l’interdiction des mauvais traitements, et son contraire : la codification de la coercition par le pouvoir exécutif. Il procède ainsi à une opération de clivage du sujet[10]. Cette procédure est un déni de la pratique de la torture, afin de pouvoir jouir de celle-ci. La légitimation de la codification de la coercition par le Secrétaire de la Défense, en supprimant tout obstacle à la toute-puissance de l’exécutif, permet de renverser le rôle de la loi qui est de fixer des limites à l’exercice du pouvoir.
Le National Defense Authorization Act of 2011
Le National Defense Authorization Act [11], signé par le président Obama le 31 décembre 2011, est l’élément le plus avancé de la mutation de l’ordre juridique et politique étasunien débutant avec le Patriot Act voté au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 et qui s’institutionnalise par l’adoption du Military Commissions Act of 2006.
Ici, la primauté ne réside plus dans le texte législatif, mais dans l’initiative présidentielle. C’est de son propre fait qu’Obama affirme qu’il n’usera pas de l’autorisation donnée par la loi d’incarcérer, indéfiniment et sans inculpation, des citoyens américains.
La possibilité de traiter les ressortissants étasuniens, nommés terroristes, comme des étrangers, c’est-à-dire
selon des procédures dérogatoires à toute règle de droit, a été un objectif constant du pouvoir exécutif depuis les attentats du 11 septembre. Grâce à la nouvelle prérogative accordée au Président, par le National Defense Authorization Act, de pouvoir supprimer l’Habeas Corpus des citoyens étasu-niens et plus seulement celui des ressortissants étrangers, l’administration Obama a réalisé ce que l’exécutif précédent avait mis en chantier, sans pouvoir le concrétiser. La jurisprudence de la Cour Suprême avait imposé que les ressortissants étasuniens nommés comme « ennemis combattants » soient jugés devant des juridictions civiles. Le National Defense Authorization Act supprime cette obligation.
Cette loi de financement de l’armée a une fonction pénale par l’insertion d’articles qui autorisent la détention infinie, sans procès et sans inculpation, de citoyens étasuniens désignés comme ennemis par le pouvoir exécutif. Les Américains concernés ne sont pas seulement ceux qui seraient capturés sur un champ de bataille, mais aussi ceux qui n’ont jamais quitté le sol des États-Unis, ni participé à une quelconque action militaire. La loi vise les personnes que l’administration a désignées comme membres « d’Al-Qaïda, des talibans et qui prennent part à des hostilités contre les États-Unis », mais aussi quiconque « a appuyé de manière substantielle ces organisations ». Cette formulation permet une utilisation flexible et extensive de la loi.
Primauté des valeurs sur la loi
En apposant sa signature, Obama a déclaré que son administration n’autorisera pas la détention militaire, illimitée et sans jugement, de citoyens américains. Cette possibilité ne serait pas contraire à l’ordre de droit étasunien, mais seulement aux « valeurs » de l’Amérique. C’est au nom de celles-ci qu’il n’utilisera pas cette opportunité offerte par la loi et non pas parce que ce type d’enfermement s’opposerait à la Constitution. Il affirme même que, dans les faits, le National Defense Authorization Act ne lui donne pas de nouvelles prérogatives. Ces pouvoirs extraordinaires, le Président en disposerait depuis que le Congrès a adopté, le 18 septembre 2001, The Authorization for Use of Military Force, une résolution stipulant que le Président est autorisé à utiliser toutes les forces nécessaires contre les nations, organisations ou personnes liées aux attentats du 11 septembre[12]. Il rejoint ainsi la certitude exprimée par George Bush, en opposition avec le cadre du texte, que l’accord donné au Président d’engager la force lui offre une autorité, sans limite dans l’espace et dans le temps, pour agir contre tout agresseur potentiel et non uniquement contre ceux impliqués dans les attentats du 11 septembre[13].
L’autorisation elle-même est précédée d’un préambule énonçant : « attendu que le Président a autorité sous la Constitution de dissuader et de prévenir les actes de terrorisme international contre les États-Unis ». George Bush a régulièrement fait part de celui-ci afin de justifier les violations des libertés constitutionnelles des citoyens américains. Le président Obama adopte la même lecture pour dénier le caractère novateur d’une loi lui permettant de supprimer l’Habeas Corpus de tout ressortissant étasunien. Comme l’écrit le New York Times, si l’administration Obama pense avoir le droit de tuer des Américains situés à l’étranger, elle peut croire en son pouvoir de détenir indéfiniment des citoyens US nommés ennemis combattants[14]. Ainsi, c’est le Président lui-même qui, à partir d’une « kill list » soumise par son administration, effectue les « nominations top secret » des présumés terroristes devant être tués, en majeure partie par des attaques de drones[15].
Comme dans le choix des personnes reprises sur les kill lists et assassinées, car « jugées nocives pour les États-Unis », le National Defense Authorization Act renverse la primauté du législatif au profit de l’initiative présidentielle. C’est de son propre fait qu’Obama affirme qu’il n’usera pas de l’autorisation donnée par la loi d’incarcérer, indéfiniment et sans inculpation, des citoyens américains. De même, il s’oppose à l’obligation de détenir militairement les terroristes étrangers. À ce propos, il affirme que son administration « interprétera et appliquera les dispositions décrites ci-dessous de manière à préserver la flexibilité dont dépend notre sécurité et de maintenir les valeurs sur lesquelles est fondé ce pays ». Il s’écarte ainsi résolument de la règle qui veut que, une fois qu’il a signé un texte de loi, le Président doit l’appliquer loyalement. Obama renverse le caractère contraignant du texte législatif au profit de la liberté présidentielle. De même, les « valeurs » étasuniennes deviennent prééminentes par rapport à la loi.
L’exercice d’un pouvoir absolu
Si le National Defense Authorization Act ne fait qu’entériner des prérogatives que le pouvoir exécutif possèderait déjà, le problème porterait seulement sur les modalités d’exécution de la loi. Le Président ne doit pas être limité dans sa lutte contre le terrorisme. Pour Obama, les articles incriminés sont inconstitutionnels, non pas parce qu’ils concentrent les pouvoirs entre ses mains, mais parce qu’ils restreignent sa liberté d’action. Les clauses contestées imposent une détention militaire qui limiterait la nécessaire « flexibilité » de l’action de l’administration, par exemple la possibilité de détenir un prisonnier étranger dans un camp offshore de la CIA. Pour lui, ces articles incriminés « s’opposeraient au principe de la séparation des pouvoirs »[16].
Obama renverse ce mode d’organisation issu des Lumières. Pour Montesquieu, l’objectif poursuivi était d’empêcher la concentration de la puissance politique en une seule autorité. Pour ce faire, les pouvoirs s’équilibrent et se limitent mutuellement. Obama, au contraire, opère un clivage dans l’exercice de la puissance étatique, de manière à ce que le législatif ne puisse pas exercer un contrôle sur les actes de l’exécutif. La séparation des pouvoirs devient absence de limite posée à l’action présidentielle.
Habituellement, il s’agit là d’un mode d’organisation d’un pays en guerre ouverte et dont l’existence est menacée par une puissance extérieure. Les administrations Bush ou Obama estiment que l’autorisation, donnée en 2001 par le Congrès d’engager la force contre les auteurs des attentats du 11 septembre, est équivalente à une déclaration de guerre, comme celles votées durant la Seconde Guerre mondiale. De plus, le champ d’application devient beaucoup plus large, puisque l’autorisation de 2001 permet d’engager la force non seulement contre d’autres nations, mais aussi contre des organisations ou de simples individus.
Une structure psychotique
Le National Defense Authorization Act inscrit dans la loi une mutation de la notion d’hostilité. Grâce à cette loi, l’ennemi perd tout caractère objectif, il est un simple produit de la parole du pouvoir. C’est le pouvoir exécutif des États-Unis, qui, en nommant une personne comme ennemi, lui enlève toute protection juridique et la place en dehors de la nation américaine ou hors de « la communauté internationale ». Les différentes lois antiterroristes qui se sont succédé suppriment non seulement l’Habeas Corpus des citoyens, mais permettent également de se saisir de leur être. « L’ennemi combattant » ou le « belligérant illégitime » n’ont aucune matérialité. Ils n’existent que dans la langue de l’exécutif. C’est celle-ci qui est création de la chose même.
Cette loi nous installe dans la psychose. Elle a pour but énoncé de faire face à un conflit contre des adversaires non clairement définis et qui ne menacent pas l’intégrité du territoire national. La lutte antiterroriste produit une image constamment renouvelée de l’ennemi. Elle s’exhibe comme une guerre permanente et sans frontière qui, en ne distinguant pas le citoyen américain du soldat d’une puissance étrangère, ne sépare pas intérieur et extérieur. La structure politique et juridique, construite à partir de cette nouvelle guerre asymétrique, renverse la forme de l’État de droit. La loi n’est plus réduction de l’exception, mais sa continuelle extension.
Des lois politiques opérant un déni du Politique
Les lois et les procès en matière terroriste ont une portée immédiatement politique. Cette spécificité résulte du fait que c’est le caractère indu de l’acte, le fait qu’il est accompli avec l’intention de faire pression sur le pouvoir, qui est sanctionné. Le délit a un caractère directement politique, tout en restant criminel. Cette construction fait fonctionner, dans un même espace, deux éléments qui s’excluent.
Auparavant, afin de faire valoir son aspect criminel, les anciennes dispositions antiterroristes niaient le caractère politique de l’acte. Par exemple, l’intention proclamée de soutenir un mouvement de libération nationale, pour justifier un détournement d’avion, n’était pas retenue. Elle était refoulée. L’arsenal antiterroriste des années 1960 et 1970 est constitué de textes qui répriment des actes concrets[17]. Dans ceux-ci, c’était le caractère politique de l’acte qui était dénié. À ce refoulement, il est actuellement substitué une façon de faire qui ne relève plus de la dénégation[18], mais bien du rejet, du déni[19]. C’est le caractère politique, l’intention de faire pression sur le pouvoir, revendiquée ou attribuée à l’action incriminée, qui fonde son caractère terroriste. Le pouvoir qualifie de politique l’acte incriminé, tout en refusant de le reconnaître comme tel et en le punissant comme criminel.
Aujourd’hui, c’est au contraire l’intention de faire pression sur un gouvernement qui spécifie l’action comme terroriste. Cette incrimination accorde à l’exécutif le pouvoir de déterminer quel type d’opposition ou de différenciation il accepte. L’aspect politique de l’action est mis en avant, afin d’en exprimer le caractère indu et ainsi nier le politique lui-même. C’est en tant que lieu, de la confrontation d’intérêts opposés et de différents points de vue, que cet espace est remis en cause.
Ici, ce n’est plus l’acte revendicatif qui est refoulé, mais l’ensemble du politique qui est dénié. Le pouvoir qualifie de politique l’acte incriminé, tout en refusant de le traiter comme tel et en le punissant comme criminel. Nous rencontrons là un mode opératoire que la psychanalyse a défini comme clivage. Le clivage du moi permet la coexistence en parallèle de deux attitudes tout à fait inconciliables, sans que ces contradictions ne soient prises en compte. En pratiquant le déni, le pouvoir conserve la connaissance de la réalité, tout en lui substituant une perception imagée. Il possède alors deux visions incompatibles maintenues ensemble. Cela lui permet de vivre sur deux registres différents : d’un côté, la réalité perçue, la conflictualité de points de vue divergents et, de l’autre côté, la réalité imposée : l’homogénéité des intérêts incarnée dans l’État, la réalisation du « Bien ». Il peut ainsi s’attaquer à l’action criminelle qui terrorise sa « bonne gouvernance ».
La loi morale se substitue au droit
Si un ordre juridique donne au pouvoir en place la prérogative de déterminer, parmi les actions ou des paroles d’opposition, celles qui sont recevables et celles qui doivent s’inscrire dans l’innommable, nous ne sommes plus dans le politique, mais dans la loi morale, dans le « Bien »[20], dans une détermination a priori de celui-ci. « La lutte du bien contre le mal », initiée par le président Bush, s’inscrit dans cette perspective. Elle se réalise dans l’indifférence vis-à-vis de tout objet empirique, par exemple vis-à-vis des populations irakiennes ou afghanes exterminées au nom de leur libération ou des libertés des individus occidentaux anéantis au nom de la défense de la démocratie. L’objet que constitue l’individu ou l’organisation terroriste est interchangeable. Débarrassé de toute réalité sensible et concrète, il n’est que le reflet du regard qui est porté sur lui. L’acte et l’organisation terroriste n’acquièrent une matérialité que comme objets du regard du pouvoir, que comme désignation surmoïque.
Actuellement, l’acte le plus explicite de ce processus, par lequel les institutions s’approprient, tout en les fusionnant, des espaces politiques et symboliques, se trouve dans le refus de la Cour Suprême des États-Unis, du 14 décembre 2009, de se saisir d’une plainte, déposée suite à un arrêt de la Cour d’appel du District de Columbia[21]. Cette Cour avait stipulé que tout individu, suspecté d’être un « ennemi combattant » par le pouvoir exécutif, ne peut être considéré comme une « personne » et ne dispose ainsi d’aucune protection juridique. En ne se saisissant pas de l’affaire, la Cour Suprême, gardienne de la Constitution, reconnaît la légalité de ce jugement et opère ainsi un renversement de l’ordre constitutionnel et de la structure symbolique de la société. Le pouvoir de l’exécutif ne connaît plus de limites. Le président des États-Unis, qui, d’autre part, s’est vu attribuer le prix Nobel de la paix, a maintenant la légitimité de déterminer qui est une personne, qui est un être humain et qui n’en est pas un. Comme en ce qui concerne les assassinats de citoyens US à l’étranger, il se donne le pouvoir de déterminer qui doit mourir et qui peut vivre.
[1] Authorization for Use of Military Force, Pub. L. 107-40, §§1-2, 115 Stat. 224.
[2] Texte de loi disponible sur http://politechbot.com/docs/usa.act.final.102401.html.
[3] H.R. 3199, http://frwebgate.access.gpo.gov/cgi-bin/getdoc.cgi?dbname=109_cong_bills&docid=f:h3199enr.txt.pdf.
[4] Texte de loi disponible sur http://www.govtrack.us/data/us/bills.text/109/s/s3930.pdf.
* Interprétée comme un droit fondamental à disposer de son corps, la loi d’Habeas Corpus (1679) a été adoptée pour apporter des garanties réelles et efficaces contre les arrestations arbitraires. En effet, elle donne le droit au détenu de comparaître immédiatement. Véritable pilier des libertés publiques anglaises, elle s’appliquait aux colonies du Royaume britannique, et a perduré dans la plupart des pays appliquant la common law. Elle a valeur constitutionnelle aux États-Unis, ne pouvant être suspendue qu’en temps de guerre [ndlr].
[5] Accords entre l’Union européenne et les États-Unis sur l’extradition et l’entraide judiciaire du 19 juillet 2003, Journal Officiel des Communautés européennes, JO L 181 du 19/7/ 2003, pp. 27 et 34, http://europa.eu.int/eur-lex/pri/de/oj/dat/2003/L_181/L_18120030719de00270033.pdf .
[6] Jean-Claude Paye, « La coopération judiciaire et policière USA-UE, un rapport asymétrique », Les Temps modernes, n° 626, février 2004.
[7] Formellement, il s’agit du Titre XVIII du National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2010, http://www.defense.gov/news/commissionsacts.html.
[8] Joanne Mariner, « A First Look at the Military Commissions Act of 2009, Part Two », Findlaw, le 30 novembre 2009, http://writ.news.findlaw.com/mariner/20091130.html.
[9] Jennifer K. Kelsa, « The Military Commissions Act of 2009 : Overview and Legal Issues », CRS Report for Congress, Congressional Research Service, le 6 avril 2010, www.fas.org/sgp/crs/natsec/R41163.pdf.
[10] Le clivage du moi s’articule avec ces deux propositions contradictoires. Le moi se clive parce qu’il y a une partie qui soutient une proposition, tandis que l’autre partie soutient l’autre.
[11] H.R. 1540., National Defense Authorization Act (NDAA) for Fiscal Year 2012, http://thomas.loc.gov/cgi-bin/query/z?c112:H.R.1540.
[12] US Congress’ joint resolution of September 18, 2001, Authorization for Use of Military Force (AUMF) ; Pub. L. 107-40, 115 Stat. 224, voir note 1.
[13] Comparison of 2001 Authorization for Use of Military Force (“AUMF”) and New World Wide War Authorization, Aclu.org, http://www.aclu.org/.../Comparison_of_2001_AUMF_and_2011_New_World_Wide_War_Authorization.pdf.
[14] Charlie Savage, « Secret US Memo Made Legal Case to Kill a Citizen », The New York Times, le 8 octobre 2011, http://www.nytimes.com/2011/10/09/world/middleeast/secret-us-memo-made-legal-case-to-kill-a-citizen.html?hp.
[15] Jo Becker et Scott Shane,« Secret ‘Kill List’ Proves a Test of Obama’s Principles and Will », The New York Times, le 29 mai 2012, http://www.nytimes.com/2012/05/29/world/obamas-leadership-in-war-on-al-qaeda.html?_r=0.
[16] « BREAKING : Text of President Obama Signing Statement on the NDAA », Politicalrumination.com, le 31 décembre 2011, http://www.politicalruminations.com/2011/12/breaking-text-of-president-obama-signing-statement-on-the-ndaa.html.
[17] Par exemple, au niveau des Nations unies, il faut attendre la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme de 1999 pour que l’acte terroriste soit défini à partir d’un élément intentionnel.
[18] La dénégation correspond au refoulement. Il s’agit d’un concept créé par Freud pour désigner un processus défensif qui consiste à énoncer des désirs, des pensées, des sentiments sur un mode négatif, tout en ne les reconnaissant pas. Les anciennes législations antiterroristes opèrent une dénégation de l’acte politique revendiqué, en affirmant qu’il ne s’agit pas d’une action ayant un caractère politique, mais d’un pur acte criminel, un acte à caractère terroriste.
[19] Créé par Freud le concept de déni (Verleugnung) se distingue de celui de dénégation. Le déni est un mode de défense où le sujet refuse de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante tout en la reconnaissant d’une certaine manière. Nous ne sommes plus dans la conscience. Il s’agit de la rejeter, de la forclore (Lacan), afin que la perception de la réalité par cette conscience reste morcelée, innommable. Les nouvelles lois antiterroristes fonctionnent ainsi, elles refusent de reconnaître la réalité politique de l’acte en le traitant comme criminel, mais c’est son caractère politique « indu » qui la constitue comme terroriste.
[20] Chez Kant, le Bien (das Gute) fonctionne comme une loi morale inconditionnelle, catégorique et d’inspiration universalisante. Lacan nous précise : « Il nous est indiqué par l’expérience que nous faisons d’entendre au-dedans de nous des commandements, dont l’impératif se présente comme catégorique, autrement dit inconditionnel » (Lacan, « Kant avec Sade », Critique, n° 191, 1963, pp. 291-313).
[21] Rasul v. Rumsfeld, Center for Constitutional Rights, http://ccrjustice.org/ourcases/current-cases/rasul-v.-rumsfeld.