La Basse-Normandie est aujourd’hui une région qui héberge de nombreuses structures muséales dédiées à la Seconde Guerre mondiale. La densité muséale locale (et de fait mémorielle) correspond assez bien à la définition de « terroir mémoriel » définie par les chercheurs en muséohistoire[1]. En effet, nous considérons comme « terroir mémoriel normand » la zone géographique s’étalant de Cherbourg à Merville et de la côte jusqu’à Caen, une zone à forte densité muséale. Cette bande littorale héberge en effet vingt et un musées dont la narration se veut très locale puisque fondée sur les évènements majeurs qui eurent lieu sur le sol même de leur implantation, à savoir le débarquement de Normandie. Ce secteur est précisément celui choisi par les Alliés pour débarquer en juin 1944 avec un prolongement jusqu’à Cherbourg. Cette ville était d’ailleurs un objectif essentiel de l’opération Overlord puisqu’il s’agit du seul port en eaux profondes de Normandie. Le « terroir » cible prend donc pied sur les départements de l’Orne, de la Manche et du Calvados et s’étale d’ouest en est sur une petite centaine de kilomètres. Parmi les vingt et un musées, la plupart consacre une part importante, pour ne pas dire prépondérante, à l’évènement très localisé qu’est le débarquement de Normandie. Cette narration s’accompagne, généralement, d’une présentation des préparatifs de l’opération Overlord[2] incluant notamment les opérations destinées à faire croire aux Allemands en un éventuel assaut amphibie dans le nord du pays mais, plus rarement, le rôle joué par la Résistance dans cette vaste entreprise. En effet, huit structures[3] seulement abordent cet aspect de la libération régionale et nationale. À ce premier constat surprenant s’en ajoute un second : pourquoi n’y a t-il pas d’établissement spécifiquement consacré à la mémoire des différents réseaux normands, qu’ils soient de l’Orne, de la Manche ou du Calvados ? C’est pourtant le cas dans la plupart des régions françaises et la Normandie n’a nullement démérité[4] par les actions clandestines menées par plusieurs réseaux normands dont un des plus connus, Centurie, a agi juste en arrière d’Omaha Beach[5].
Comment comprendre cette relative amnésie ? Le thème de la Résistance en Basse-Normandie est-il dilué dans l’ensemble « débarquement des Alliés » au point d’en avoir quasiment été dissout ? Quelle narration est faite de la résistance locale dans les quelques structures qui y consacrent une place au sein de leurs expositions ? Et lorsque le choix est fait d’intégrer l’histoire de ces mouvements dans des présentations muséales, quelle est l’ambition poursuivie ? C’est ainsi à plus d’un titre qu’il semble intéressant de questionner le type d’exposition présentée, de confronter les narrations muséales à l’historiographie la plus récente mais aussi, plus globalement, d’essayer de mettre en perspective la place que prennent ces expositions dans le paysage mémoriel normand, paysage dont la densité muséale est presque unique en France.
En Basse-Normandie, tous les établissements traitent de la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement du Débarquement des Alliés le 6 juin 1944, évènement dont sera fêté le 70e anniversaire l’an prochain. Les premiers soldats alliés à débarquer en nombre sur le sol français l’ont fait par les fameux cinq secteurs normands, plages que l’on appelle désormais dans le langage courant « plages du Débarquement ». La possibilité d’une telle opération n’eut cependant pas été possible sans l’aide préalable d’autres combattants et, notamment, de ceux de la Résistance française[6]. Or, deux musées sur trois taisent l’histoire de ces hommes dans leur exposition et aucune structure ne consacre l’intégralité de sa présentation à la Résistance de Basse-Normandie.
Dans les huit musées situés en Basse-Normandie qui intègrent l’histoire de la Résistance dans leur narration, les présentations témoignent d’une vision commune. Celle-ci consiste à présenter la lutte clandestine dans un parcours chronologique dont le Débarquement est toujours le point d’orgue. On retrouve cette vision au Mémorial de Caen[7], au Mémorial de la Liberté Retrouvée de Quineville[8], au Musée-Mémorial d’Omaha Beach[9], au Musée-Mémorial de la Libération de Cherbourg[10], au Mémorial Pegasus Bridge[11], au Musée de la Libération de Sainte-Marie-du-Mont[12], au Musée du Débarquement d’Arromanches[13] et au Musée-Mémorial de la Bataille de Normandie de Bayeux[14]. Plusieurs points méritent l’attention. Tout d’abord, les musées de Caen, Quineville, Cherbourg, Arromanches et Bayeux ont connu des refondations ou des modifications importantes de 2004 à 2006, soit durant la période du 60e anniversaire ou juste après. De plus, la moitié de ces établissements dépendent étroitement des municipalités[15] dans lesquelles ils sont installés. Tous, sauf le musée de Sainte-Marie-du-Mont, visent un public fortement composé de scolaires. Cette dernière observation est en soi paradoxale puisqu’il apparaît rapidement que peu de structures[16] présentent un véritable historique de la Résistance française qui pourrait pourtant faciliter la compréhension d’un public non érudit. Ainsi, pour sa part, le Musée-Mémorial de Bayeux[17] remonte jusqu’au 18 juin 1940 avec le célèbre discours du général de Gaulle et décompose le rôle de celui-ci sous deux titres : « le rassembleur » pour expliquer son action avec Jean Moulin à ses côtés et « le libérateur », concernant tous les actes de la Résistance. Ces derniers ne sont guère présentés selon un déroulement chronologique mais seulement en rapport avec le débarquement des Alliés :
« Le débarquement devant avoir lieu en Normandie,... et d’aider par tous les moyens : sabotage, coups de mains… ».
Ainsi, la Résistance paraît avoir été créée dans le seul but de préparer le débarquement. Cela est, certes, un peu le cas puisque son but est la libération du territoire national, mais cette présentation téléologique[18] ne mentionne pas les combats menés durant les années qui ont précédé. Concevoir que le maquis du Vercors soit tombé en juillet 1944 uniquement pour la réussite du Débarquement n’est pourtant pas chose aisée. Par ailleurs, cette présentation fait l’impasse sur la diversité des courants qui traversaient et parfois divisaient la Résistance. Cette volonté de délivrer aux visiteurs une narration s’appuie alors sur des objets métonymiques[19], aisément reconnaissables telle que la mitraillette Sten Mark 2 anglaise parachutée à près de 200 000 exemplaires[20], une arme que l’on retrouve dans presque toutes les expositions portant sur le même sujet. Cette mitraillette, largement distribuée en raison de son faible coût de production, se voit présentée dans 4 des 8 musées[21] et est en photographie dans tous. De la même façon, cette célèbre photographie montrant un groupe de maquisards regardant le maniement de cette fameuse arme britannique sur une table[22] se retrouve dans deux[23] de nos expositions. Cette utilisation des mêmes référents, et particulièrement de cette photographie-là, contribue à réduire le caractère local de ces évènements puisque ce groupe de maquisards, dont l’origine semble être la Haute-Loire, est ici utilisé pour illustrer le rôle de ceux de Normandie. Ces emprunts ont ainsi pour effet de gommer les différences entre les nombreux réseaux et notamment leurs obédiences politiques. Seuls les musées de Cherbourg et de Quineville montrent la différence entre FFI et FTP[24]. À Bayeux, où pourtant le général de Gaulle est présenté sous le terme de « rassembleur », il est alors dit qu’il « exhorte, le 12 mars 1943, les combattants de la Résistance à se grouper sous son unique autorité. C’est chose faite le 15 mai… » L’impression donnée et ressentie est celle d’une unanimité totale. Pourtant, les tractations ne furent pas aussi apaisées ni aussi complètes. Une minorité de réseaux, majoritairement communistes, décida de ne pas se rallier à son autorité[25].
La mise en musée de la Résistance en tant qu’armée secrète, unie et prête à mettre à feu la métropole afin de faciliter l’arrivée des Alliés se rencontre systématiquement dans les expositions normandes qui traitent de la Résistance. La majorité d’entre elles ne présente pas un historique des actions de la Résistance pour elle-même, aussi bref soit-il. De cette manière, les actions clandestines évoquées sont exclusivement celles qui datent de 1944 et il s’agit toujours d’opérations réalisées dans le seul objectif de permettre aux alliés de prendre pied en France. Le Mémorial de Caen intitule d’ailleurs son panneau consacré aux résistants : « la Résistance entre en action », sous-entendu, à la veille du Débarquement. De même, la planche explicative se poursuit de cette manière :
« Dès la réception des messages d’action, au soir du 5 juin, la résistance française passe à l’action sur tout le territoire français. »
On peut lire à Bayeux :
« Le 5 juin au soir, les patriotes passaient à l’action. »
De telles formulations laissent à penser que, depuis l’armistice, il ne s’est rien passé…
L’exposition de Sainte-Marie-du-Mont qui ne propose pas de narration mais seulement des vitrines garnies d’objets, place sa Sten et ses objets rappelant la lutte clandestine chronologiquement juste avant l’arrivée des parachutistes, soit le 5 juin au soir, les troupes aéroportées sautant en pleine nuit. Le visiteur comprend dès lors que les opérations de la Résistance prennent place peu de temps avant l’arrivée des « libérateurs ». Deux, parfois trois années de lutte clandestine sont ainsi passées sous silence, l’année 1944 étant présentée non pas comme l’année de la Libération mais comme la seule année de lutte pour cette Libération. Cette surreprésentation de l’année 1944 dans les structures normandes réduit l’action de la résistance française aux seuls préparatifs du débarquement à venir. Et de fait, le visiteur ne peut concevoir l’action de la Résistance qu’en établissant un lien avec le Débarquement.
Il est alors très intéressant de remarquer que si huit structures muséales exposent l’action de la Résistance, cinq seulement évoquent les opérations de préparation d’Overlord. Un seul musée, parmi tous ceux présents sur le sol normand, traite de ces opérations rassemblées sous le nom de code Fortitude[26] (qui visaient à faire croire aux troupes d’Hitler que le véritable débarquement aurait lieu dans le Nord-Pas-de-Calais) sans aborder l’action de la Résistance. Il s’agit du Musée Airborne de Sainte-Mère-église. Concernant les quatre autres structures, on peut faire un double constat. Le premier est que Résistance et opérations de préparations de l’assaut allié sont toujours liées par la narration de ces musées. Le second est que l’action des soldats de l’ombre est présentée chronologiquement au même moment que ces trois opérations de diversion. Tout visiteur ne peut donc qu’associer missions de la Résistance et manœuvres de diversion, réduisant par là même plusieurs années de lutte clandestine au rang de simple préparatif. Rappelons, à toutes fins utiles, que Taxable, Glimmer et Titanic[27] sont des opérations « gadgets ». En effet, ces dernières consistent à larguer de faux parachutistes, des poupées « Rupert[28] », des bandelettes en aluminium censées faire croire aux radars allemands à un trafic très dense, un faux passage de convois maritimes au large de Calais. Or, ces missions se caractérisent par leur effet offensif nul, aucune destruction ne résultant de leur réussite, ce qui n’est absolument pas le cas de celles menées par la Résistance. Celles-ci sont au nombre de quatre et particulièrement risquées : ainsi le plan « vert » qui prévoit le sabotage des chemins de fer et des principaux ouvrages du génie civil, le plan « guérilla » qui incite les hommes à prendre les armes et à attaquer toutes troupes isolées ainsi que les importants dépôts d’essence et de matériel, le plan « tortue » qui consiste à tendre des embuscades aux convois ennemis rejoignant la future zone de front, et enfin le plan « violet » donnant ordre de couper les lignes téléphoniques et de faire sauter certains relais radios[29]. Il semble alors que Résistance et diversion soient regroupées par la moitié des structures traitant de ces sujets, quatre sur huit. De nombreuses raisons peuvent justifier ce choix : la suractivité effective des maquis durant l’année 1944, les contraintes architecturales des lieux d’exposition, voire les contraintes des mises en scène chronologiques… Il est certainement difficile, sinon impossible, de rendre compte dans une exposition de l’importance des rôles de chacun. Toutefois, la place consacrée à tel thème plutôt qu’à tel autre pose question. En effet, si la Résistance peut être présentée par nombre d’objets, civils ou militaires, en tenant compte de la richesse des pièces d’équipements, d’armements issus des parachutages[30], il en est autrement des trois opérations citées plus haut. Il est fréquent d’exposer la poupée parachutiste[31], rendue célèbre par le film Le Jour le plus long en 1962, les bandes d’aluminium[32] anti-radar, mais comment présenter le passage d’un convoi fantôme au large de Calais, des canons et chars Sherman[33] en caoutchouc gonflable disséminés dans la campagne anglaise ? Une photo tout au plus pourra illustrer ces opérations et ces objets. Sans doute aussi est-il compliqué*6[34], dans les espaces dévolus, de restituer l’implication et le degré de participation à une opération aussi vaste. Cependant, il reste tout de même que l’action de la Résistance n’est pas traitée pour elle-même mais bien comme un préalable, sinon un accompagnement, à l’arrivée des Alliés.
Comment expliquer ce relatif non-traitement de la Résistance en Normandie ? Un élément de réponse peut être trouvé du côté des scénographes. Il faut ici noter qu’une part non négligeable de ces derniers, dans le secteur qui nous intéresse, sont des collectionneurs privés comme à Sainte-Marie-du-Mont ou à Quineville. Il ne s’agit donc pas au départ de professionnels même si le musée est devenu leur principale activité, mais de passionnés. Ainsi, lorsqu’elle est traitée, la Résistance est-elle souvent abordée, durant la période de l’Occupation, sous le prisme de sa répression plutôt que de ses succès ou de ses modes de vie. Le Musée de la Libération de Cherbourg évoque quant à lui les partisans par la présentation de l’Affiche rouge[35], la lettre de Guy Môquet[36], et une série de poteaux d’exécution encore munis des morceaux de draps noués destinés à cacher les yeux des condamnés. Mais encore une fois, on est très loin de la résistance normande. Même si ici, la photographie des maquisards manipulant des armes, dont nous parlions plus haut, ou celle d’un résistant accroupi posant un pétard de rail, est absente. Pourtant, même si cela est aujourd’hui très difficile à chiffrer, tous les combattants de l’ombre n’ont pas été arrêtés ou exécutés. Cette insistance mise sur la répression a pour but de (dé)montrer l’extrême violence du régime nazi mais il en résulte tout de même une légère altération de ce que fut la Résistance, qui dut vivre dans un secret extrême et souvent dans la plus totale clandestinité pour éviter les arrestations. À Cherbourg, où la si célèbre Sten ne figure pas dans l’attirail du combattant clandestin, le visiteur ne voit de la Résistance que la terrible répression dont elle fait l’objet, mais rien n’est dit des raisons qui poussèrent des hommes et des femmes à s’engager dans la Résistance. Cette façon de dépeindre l’histoire de la Résistance est assez caractéristique de Cherbourg. Cependant, on peut constater que le Musée de la Bataille de Normandie de Bayeux partage très largement la trame de ce récit tronqué.
Dans ce dernier, lorsque la Résistance est exposée durant l’Occupation, le terme de « résistance » n’est même pas utilisé, on évoque seulement cet « exemple de renseignement fourni à Londres par le réseau Éleuthère » et on décrit l’itinéraire d’un homme, probablement résistant, et déporté pour des causes qui ne sont pas clairement élucidées. Une petite vitrine sert de crypte où l’on peut voir sa tenue de déporté écussonnée du triangle rouge des déportés-résistants frappé de la lettre F[37]. Celle-ci est pliée à côté d’un couvre-chef ainsi que de divers objets personnels fabriqués dans les camps comme, par exemple, un jeu de cartes. Cela est à première vue surprenant puisque l’intitulé du panneau parle de « renseignements ». À nouveau, la première approche de la Résistance que découvre le visiteur se fait par le prisme de la répression. L’entrepreneur muséal de Bayeux se montre soucieux de présenter ainsi la terrible dureté du régime nazi à l’égard de ses ennemis, mais le message est brouillé ; un résistant est un homme ou une femme qui prend d’énormes risques certes, mais dont la tâche qui le caractérise est tout de même son engagement et sa lutte, comme l’indique a priori le titre faisant référence à une transmission de renseignements à Londres. Un appareil radio en complément de la tenue de déporté montrant l’atroce destin de cet homme aurait peut-être pu apporter cette nuance et mettre à distance cette approche exclusivement victimaire. Cet émetteur-récepteur est présent dans la vitrine consacrée à la Résistance à la veille d’Overlord aux côtés d’une mitraillette Sten. Le plus remarquable, c’est que cette façon d’exposer la Résistance au plus grand nombre ne se retrouve pas dans les musées de la lutte clandestine qu’il nous a été donné de visiter en France. Preuve s’il en est que les acteurs de la Résistance, souvent eux-mêmes fondateurs des musées, ne réduisent pas leur expérience à cette seule séquence de la répression-arrestation-déportation. Il semble donc bien qu’intégrer l’action de la Résistance dans l’ensemble évènementiel que constitue le débarquement de Normandie n’est pas chose aisée. Cette difficulté tient-elle à la nature même de la condition de résistant, civils qui combattent sans uniforme, non protégés par les différentes conventions de Genève ?
De fait, cette nature complexe qui naît d’une opposition entre civil/militaire se retrouve parfaitement dans les vitrines du Musée de la Libération de Sainte-Marie-du-Mont. Ce musée tenu par un collectionneur est un musée de site installé dans un bâtiment qui fut le lieu d’un bref repos des parachutistes de la 101st Airborne Division en route vers Carentan. Il abrite une collection d’objets récupérés dans la région depuis de nombreuses années qui sont regroupés selon des critères de types d’unités : troupes de casemates, de blindés, aéroportés, FFL[38], ou bien encore Waffen SS. La particularité de ce musée réside dans le fait qu’il ne propose aucune narration, aucune explication si ce n’est que très brièvement pour la description technique d’un objet ou pour expliquer la légitimité de sa place dans l’exposition. Le récit est très fragmenté. Nous prendrons l’exemple d’une grenade défensive britannique Mills, objet très courant de par son utilisation massive dont un petit morceau de papier découpé nous indique ce qui en fait la réelle rareté : « Cette grenade a fait partie du lot de bord d’une des 4 jeeps du stick Roger de la Grandière parachutée sur Saint-Marcel le… »[39] Cette arme est bien sûr rangée dans la vitrine dédiée à la Résistance. Celle-ci se trouve à la sortie d’un couloir qui sépare globalement la présentation des troupes allemandes des troupes alliées. Sans surprise, la vitrine est installée du côté des troupes alliées. On peut y voir quelques objets rappelant la Résistance tels que deux brassards aux couleurs tricolores portant l’inscription FFI[40], un casque Adrian[41], la fameuse grenade, ainsi que la non moins célèbre mitraillette britannique accompagnée d’une boîte de cartouches de la même origine. À ces quelques pièces de collection très représentatives s’adjoignent deux brassards portant l’étoile juive. Leur présence paraît dans un premier temps déplacée. Quel lien en effet peut-on établir entre la Résistance et l’illustration de la politique génocidaire nazie ? En fait, il s’avère que l’auteur de cette mise en scène n’a pas placé ces deux objets-là en pensant rappeler l’action des « justes parmi les nations »[42] ni l’implication des personnes juives dans les différents réseaux de Résistance mais bien parce qu’il a voulu rassembler les différents objets civils de sa collection au même endroit. Cette interprétation témoigne d’une double association résistant/civil, civil/victime. Il est vrai que les deux parallèles sont justes, nous avons compris que les résistants sont des civils qui prennent les armes. D’un autre côté, les civils sont souvent victimes des conflits, on compte 35 317[43] Français tués par les bombardements pour la seule année 1944, dont plus de la moitié seraient normands. Il est même possible d’aller plus loin. Il faut prendre en considération les influences qui circulent entre les différentes structures muséales établies dans la Manche, l’Orne et le Calvados. En effet, celles de taille majeure, ayant une notoriété nationale voire internationale, comme le Mémorial de Caen et, dans une moindre mesure, le Musée de la Libération de Cherbourg, exercent des influences[44] sur les musées aux dimensions et aux rayonnements plus modestes et locaux[45]. Ce phénomène est particulièrement visible avec l’intégration dans leur scénographie d’objets ayant trait à la déportation et notamment des tenues, y compris dans les structures exclusivement consacrées à l’exposition d’Overlord, comme c’est le cas au Musée-Mémorial d’Omaha Beach. Il nous est impossible de développer ici le jeu de ces influences, cependant cet effet semble se vérifier ici. On peut penser que ces deux brassards étaient absents dans la présentation originelle puisque ce sont les deux seuls à être présentés dans des vitrines sur un plan vertical, la disposition d’autres objets sur l’espace d’exposition horizontal l’empêchant, faute de place restante. Dans ce musée, il y a donc un parallèle, un amalgame établi par l’entrepreneur muséal entre résistant et déporté racial. Est-ce pour illustrer un destin quelquefois partagé suite à une arrestation ? Est-ce faute de pouvoir présenter une tenue de déporté politique aujourd’hui très rare ? Ce parallèle ne prend pas en compte les raisons de cette déportation commune et place combattants engagés et victimes civiles sur le même plan d’exposition. Cette présentation, qui confond les raisons de la déportation d’un certain nombre de résistants et le sort des populations juives, témoigne aussi de la présence croissante du génocide dans la mémoire collective.
Comme nous venons de le voir, le combattant appartenant à un réseau de Résistance durant la période précédant le 6 juin 1944 est régulièrement présenté par la cruelle répression dont il fait l’objet. Exposer le combat de ces hommes et de ces femmes en insistant autant sur leur sort une fois capturés brouille singulièrement le message transmis par l’histoire de ces civils épris de liberté devenus résistants. Cela est le cas dans trois structures des huit présentes dans notre objet d’étude. La Résistance n’est jamais présentée en Normandie pour elle-même, elle est soit exposée comme un préparatif d’une opération de grande envergure, ce qui privilégie uniquement les actions datant des mois précédant le Débarquement, soit comme un moyen de témoigner et de faire ressentir au visiteur l’extrême cruauté du régime nazi. Dans tous les cas, cette façon de dépeindre la Résistance échoue à proposer une véritable explication de ses motivations, à présenter ses actions et ses modes de vie. Pourquoi est-elle envisagée de cette manière ? Dans ce terroir mémoriel, tout ce qui a participé à la Libération semble avoir été écrasé par l’évènement majeur « débarquement de Normandie ». L’importance du tourisme de mémoire en lien avec le 6 juin 1944 influence sans aucun doute ces mises en récit des structures muséales. C’est ce que révèle une enquête menée sur les retombées touristiques dans le département du Calvados[46]. Cette dernière indique que pour 60 % des touristes, leur déplacement a pour but de s’informer sur les opérations de débarquement des Alliés de l’été 1944. Les informations recherchées portent essentiellement sur l’assaut amphibie du 6 juin. Pour répondre à ces attentes supposées des touristes, les musées qui exposent l’action des combattants de l’ombre le font toujours en lien avec l’arrivée des Alliés. Les entrepreneurs muséaux n’intègrent que les éléments historiques strictement liés au Débarquement. C’est ainsi qu’en définitive la Résistance normande se trouve réduite et minorée parce qu’elle est devenue une infime fraction de la narration d’un évènement majeur qui suscite l’intérêt du public anglo-saxon notamment. Mais la forte présence effective de touristes étrangers et notamment états-uniens n’explique pas tout. Un seul musée évoque très rapidement la mémoire de la résistance locale, il s’agit du Musée-Mémorial d’Omaha Beach. Il expose une pancarte manuscrite portant le nom des différents « martyrs »[47] normands. Celle-ci est cependant d’un accès difficile, cachée derrière des mannequins et semble fortement datée. Cette exception peu visible tend à montrer qu’il y a bel et bien un manque d’assurance dans la présentation des réseaux de lutte, et le plus souvent un effacement des actions de ces résistants locaux. À ce propos, un parallèle entre l’amnésie muséale et le faible écho historiographique peut être établi. En effet, il n’existe que deux ouvrages consacrés à la Résistance normande et l’un a été écrit en 1970 par le Colonel Rémy, ancien agent de la France Libre. Les ouvrages considérés comme faisant aujourd’hui autorité sur le 6 juin 1944, et particulièrement Histoire du Débarquement en Normandie d’Olivier Wieviorka, mentionnent assez rarement le rôle de la Résistance. Ce dernier y consacre un chapitre mais rien n’est dit sur les résistants de Basse-Normandie. De ce point de vue, le terroir mémoriel normand contraste profondément avec les représentations de la Résistance dans d’autres régions de France. Pourquoi n’y a-t-il pas de musées consacrés à la lutte clandestine locale, comme c’est partout le cas en France ? Ces derniers sont généralement créés à l’initiative d’anciens maquisards. Pourquoi les résistants normands n’ont-ils pas un tel instrument pour rappeler leur combat et leur mémoire ? On ne peut que constater l’amnésie locale concernant ces combattants du terroir adossée à une connaissance historienne limitée, sinon inexistante, concernant la Résistance en Basse-Normandie.
[1] Voir Patrick Louvier, Julien Mary et Frédéric Rousseau, Pratiquer la muséohistoire, La guerre et l’histoire au musée. Pour une visite critique, Outremont (Canada), Athéna Éditions, 2012.
[2] Nom de code donné à l’opération qui comprend le débarquement du 6 juin 1944. Voir Olivier Wieviorka, Histoire du Débarquement en Normandie, Des origines à la libération de Paris, 1941-1944, Paris, Le Seuil, 2007, p. 212.
[3] Nous ferons référence tout au long de cet article aux expositions visitées entre le 27 mars et le 3 avril 2012.
[4] Jean-Pierre Azéma, Robert Paxton et Philippe Burrin, 6 juin 44, Paris, Tempus, 2008, p. 144.
[5] Nom de code donné à une plage. Olivier Wieviorka, Histoire du Débarquement en Normandie, Des origines à la libération de Paris, 1941-1944, op. cit., p. 444.
[6] Olivier Wieviorka, Histoire du Débarquement en Normandie, Des origines à la Libération de Paris, 1941-1944, op. cit., p. 394.
[7] Réouvert en 2004, l’exposition actuelle sur le débarquement date de février 2012.
[8] L’exposition date de 2005.
[9] Le site a ouvert ses portes en 1980 et son exposition actuelle date de 1994.
[10] L’établissement a été inauguré en 1954 et la muséographie revue en 1994.
[11] Le musée existe depuis 1974 mais a été refondé en 2000.
[12] La structure date de 1962 et la collection s’est développée au fur et à mesure.
[13] Le musée a été créé en 1954, l’exposition actuelle date de 2004.
[14] Le musée-mémorial a été inauguré en 1981, l’exposition visible de nos jours date de 2006.
[15] C’est le cas à Caen, Cherbourg, Arromanches et Bayeux.
[16] Le Musée-Mémorial de la Bataille de Normandie de Bayeux, le Musée-Mémorial de la Libération de Cherbourg-Octeville et le Mémorial de la Liberté Retrouvée de Quineville.
[17] Il faut noter que Bayeux est la première ville libérée visitée par le général de Gaulle en 1944.
Pour le second anniversaire de la libération de la ville, de Gaulle choisit Bayeux pour faire un discours marquant sa rentrée en politique le 16 juin 1946.
[18] Une approche est téléologique dès lors qu’elle surinterprète certains épisodes du passé à partir de ce qui est advenu par la suite. Par exemple : interpréter les horreurs de la Grande Guerre en référence à celles advenues lors de la Seconde. Certains historiens voient ainsi la Grande Guerre comme le laboratoire du judéocide européen...
[19] Patrick Louvier, Julien Mary et Frédéric Rousseau, Pratiquer la museohistoire, La guerre et l’histoire au musée. Pour une visite critique, op. cit.
[20] Michael R. D. Foot, J.-L. Crémieux-Brillac, Des Anglais dans la Résistance, Le SOE en france, 1940-1944, Paris, Tallandier, 2011, p. 120.
[21] Dans les expositions des musées de Cherbourg, Sainte-Marie-du-Mont, Arromanches et Bayeux.
[22] Robert Belot, Les Résistants, L’histoire de ceux qui refusèrent. Paris, Larousse, 2003, page de couverture.
[23] Au Musée-Mémorial de la Libération de Cherbourg-Octeville et au Mémorial de Caen.
[24] Jean-François Muracciole, Histoire de la Résistance en France, Paris, PUF, Que sais-je, 2003.
[25] Jean-François Muracciole, Histoire de la Résistance en France, Paris, PUF, Que sais-je, 2003.
[26] Olivier Wieviorka, Histoire du Débarquement en Normandie…, op. cit., p. 169.
[27] Mission faisant partie de l’opération Fortitude.
[28] Surnom donné par l’état-major allié. Jean-Pierre Azéma, Robert O. Paxton, Philippe Burrin, 6 juin 44, op.cit., p. 98.
[29] Panneau de présentation de la Résistance française, salle Débarquement, Mémorial de Caen.
[30] Pour s’en faire une idée, nous ne saurions conseiller une autre visite que celle du Musée de la Résistance bretonne, à Saint-Marcel.
[31] Mémorial Pegasus, Musée du Débarquement d’Arromanches, Musée Airborne de Sainte-Mère-Église, Musée-Mémorial de la Libération de Cherbourg-Octeville.
[32] Mémorial Pegasus, Musée du Débarquement d’Arromanches, Musée Airborne Sainte-Mère-Église, Mémorial de Caen, Musée-Mémorial de la Libération de Cherbourg-Octeville.
[33] Modèle de chars construit et largement utilisé par les États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale. Jean-Pierre Azéma, Robert O. Paxton et Philippe Burrin, 6 juin 44, op. cit., pp. 90-91.
[34] Musée du Débarquement d’Arromanches et Mémorial Pegasus.
[35] Affiche de propagande nazie montrant la capture et l’exécution de 23 résistants FTP-MOI de la région parisienne.
[36] Lettre d’adieu à ses parents écrite par Guy Môquet, jeune militant communiste exécuté le 22 octobre 1941, à l’âge de 17 ans.
[37] Signe de reconnaissance dans les camps nazis signifiant que le déporté l’était pour des raisons politiques et qu’il était originaire de France.
[38] Forces Françaises Libres.
[39] Détail de l’exposition visitée le 2 avril 2012. Le Stick Roger de la Grandière est un groupe de parachutistes des forces spéciales de la France Libre venu prêté main forte aux maquisards bretons.
[40] Forces Françaises de l’Intérieur.
[41] Le casque Adrian est le casque règlementaire français durant la Première et la Seconde Guerre mondiale. Il fut réutilisé par les maquisards, souvent tels quels sinon avec une croix de Lorraine ou un insigne distinctif peint sur l’avant de la bombe.
[42] Titre porté par les hommes et les femmes qui ont sauvé des personnes juives durant la période de l’Occupation. Voir le site internet : www.yadvashem-france.org
[43] Olivier Wieviorka, Histoire du Débarquement en Normandie. Des origines à la libération de Paris 1941-1944, op. cit., p. 159.
[44] L’influence des musées nationaux majeurs est décryptée dans pratiquer l’ouvrage de Patrick Louvier, Julien Mary et Frédéric Rousseau, Pratiquer la muséohistoire. La guerre et l’histoire au musée. Pour une visite critique, op. cit., p. 29.
[45] Ibid., p. 28.
[46] D’après le rapport Mesure et analyse des retombées économiques du tourisme de mémoire sur le département du Calvados. Enquête exécutée par la DGCIS, la SGA et le ministère de la Défense sur l’année 2011.
[47] « Martyrs » est le terme utilisé sur ladite pancarte.