N°2 / Des erreurs historiographiques

Pourquoi s’intéresser au problème des erreurs historiographiques ?

Yannis Thanassekos, Bertrand Hamelin, Thomas Fontaine

Résumé

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« L’erreur n’est pas pour [l’historien] seulement un corps étranger qu’il s’efforce
d’éliminer […], il la considère comme un objet d’étude sur lequel
il se penche lorsqu’il s’efforce de comprendre l’enchaînement des actions humaines. »

Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre [1921][1]

 

En tant que discipline à prétention scientifique, l’histoire progresse-t-elle par « essais », « erreurs » et « correction d’erreurs » – selon l’un des schémas classiques de l’épistémologie, c’est-à-dire l’étude, des sciences ? Dans ce cas, cette démarche serait d’autant plus significative pour elle que ses erreurs pourraient affecter tour à tour le niveau factuel, le traitement des sources et ses dispositifs d’explication et d’interprétation des faits, des événements et des processus. En histoire, les notions d’erreur et de vérité ont-elles le même statut et s’opposent-elles de la même façon que dans les sciences dites « dures » ? Qu’est-ce qu’une erreur historiographique ? Quelles peuvent en être les sources ? Dans la formulation de problèmes ? Dans la méthode de constitution des corpus ? Dans le traitement des sources ? Dans la méthodologie générale qui préside aux interprétations ? Dans l’établissement des chaînes de causalité ? Dans l’écriture ? Ces erreurs ont-elles le même statut épistémologique ? Certes, une application défectueuse ou peu scrupuleuse des règles de la critique historique peut être plus ou moins facilement détectable, de même que des anachronismes ou des a priori téléologiques, mais cette liste d’erreurs flagrantes et classiques épuise-t-elle le problème ? Ce champ de mines qu’est la critique historique des matériaux, des documents et des traces que nous a légués le passé ne devient-il pas hautement inflammable dès lors que, comme de nos jours, témoins et témoignages revendiquent leur statut de sources historiques à part entière – faisant ainsi signe à l’idée antique d’après laquelle la mémoire serait la matrice de l’histoire ?

Un objet d’étude délaissé

On pourrait multiplier ces questions. Constatons pour le moment que les sciences humaines, l’histoire en particulier, souvent oublieuses de leur passé, se sont montrées fort peu disposées à se pencher sur leurs erreurs et par conséquent sur les processus de leur production et de leur rectification. Pourtant, une telle étude pourrait s’avérer riche et féconde en leçons multiples, non seulement pour identifier les sources des erreurs et donc pour nous en préserver dans les travaux à venir, mais aussi pour mieux comprendre la complexité, la fragilité, les aléas, les incertitudes, les apories voire l’étrangéité du travail historique – et par là même pour mieux comprendre le métier d’historien et la vulnérabilité de l’historien.

Il y a donc lieu de s’interroger sur le pourquoi de l’absence de ce type de préoccupations dans le questionnaire de l’historiographie et de l’épistémologie de l’histoire alors même que, depuis longtemps, l’histoire et la sociologie des sciences physico-mathématiques ou naturelles se sont penchées sur la production, la réception et la possible contribution des erreurs à la dynamique de ces disciplines, notamment dans le cadre des science studies. Pourquoi une telle approche est-elle exceptionnelle en histoire des sciences humaines, et notamment en historiographie ? Dans ce dernier domaine, les erreurs ne sont généralement envisagées qu’en contrepoint de la thèse rectificatrice, mais elles ne font pas en elles-mêmes l’objet de l’étude. Sous réserve d’erreurs ou d’omissions, la bibliographie sur le sujet est étique[2].

Plusieurs hypothèses peuvent être invoquées pour comprendre cette situation. D’une part, l’histoire de l’historiographie telle qu’elle s’écrit n’échappe pas toujours à une tendance à construire des palmarès mettant en valeur les travaux les plus représentatifs des avancées de la recherche historique. Une telle approche n’invite certes pas à s’interroger sur le problème des erreurs dans l’historiographie, et comme l’écrit Gérard Noiriel, « on serait plus convaincu du caractère “désintéressé” de ces études si elles abordaient aussi le problème de savoir comment en étant juge et partie, il est néanmoins possible de rester “objectif” »[3]. D’autre part, le caractère iconoclaste voire désobligeant d’une telle démarche, qui conduit à pointer et à étudier les erreurs des autres, n’est peut-être pas étranger à cette position de repli sur le sujet. Affronter le problème de l’erreur historiographique conduit en effet à prendre en compte les mémoires parfois conflictuelles de la discipline historique et de ses représentants. On objectera que des éléments comparables auraient pu dissuader les chercheurs en histoire des sciences naturelles et physico-mathématiques de s’intéresser aux erreurs. Il n’en est pourtant rien ; peut-être doit-on dès lors formuler l’hypothèse que la raison de ce retrait tient à une difficulté spécifique de l’étude des erreurs historiographiques, qui est le caractère incertain et révocable de leur « statut » d’erreur. Probablement discutera-t-on d’ailleurs le fait de savoir si certaines des erreurs étudiées dans ce dossier constituent effectivement des erreurs…

Axes de recherches

Nous estimons néanmoins que l’erreur historiographique vaut d’être étudiée selon des perspectives comparables à celles qui sont au cœur des science studies : nous avons fait l’hypothèse que l’erreur constitue un excellent angle d’observation des mécanismes de perception et de réception, des structures et des dynamiques du champ de la recherche historique et des rapports entre la discipline historique et la société. On pourra certes s’interroger sur la pertinence de ce transfert des réflexions propres aux sciences physico-mathématiques et naturelles au cas des sciences humaines, mais il nous semble qu’il s’agit d’une orientation fructueuse.

Pour aborder cette terra incognita ou terra nullius, il convenait, préalablement aux études empiriques, d’interroger la notion d’erreur dans une perspective interdisciplinaire. C’est l’objet des deux premières contributions du philosophe Stefan Goltzberg et de l’historien Olivier Lévy-Dumoulin. Le premier montre la variété des acceptions de la notion selon les champs disciplinaires et montre la richesse scientifique de l’étude de l’erreur en sciences humaines. Le second, spécialiste d’historiographie, propose une étude de cas, la place des erreurs dans le travail critique de Lucien Febvre, qui lui permet de présenter la pluralité de l’erreur en histoire et de montrer comment la perception de l’erreur est un élément majeur de l’affirmation et de l’identité du cofondateur des Annales.

Notre objectif était, parallèlement à ces indispensables propositions théoriques, de fournir plusieurs études empiriques sur le problème des erreurs dans l’historiographie singulière des grands conflits contemporains, de la répression et des massacres de masse, sujets de cette revue. C’est là la fonction des quatre études qui suivent les articles de Stefan Goltzberg et Olivier Lévy-Dumoulin. Comme toujours lorsqu’on est en face d’un champ de réflexion peu expérimenté et dépourvu de tradition, nous avions choisi un pattern d’erreurs dont l’étude pouvait s’avérer féconde. Aussi, parmi les erreurs qui ont marqué l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale et, singulièrement, l’histoire de la Déportation, nous en avions retenu une qui nous semble paradigmatique, celle de l’historienne Olga Wormser-Migot (1912-2002) sur les chambres à gaz de Ravensbrück et de Mauthausen. L’erreur d’Olga Wormser-Migot ayant déjà fait l’objet d’évocations et d’études dans des travaux d’historiographie de la Déportation, il a été possible d’élaborer un questionnement général dans lequel se sont inscrits les auteurs de ce dossier.

La production de l’erreur

Il s’agit là probablement de la question la plus difficile à aborder, mais plusieurs auteurs se penchent dans ce dossier sur le mécanisme et les conditions de la production de quelques notables erreurs historiographiques. Ainsi, Sébastien Ledoux montre comment s’est fixée dans l’historiographie l’idée d’un oubli du génocide juif, en revenant notamment sur le rôle de l’Association des anciens déportés juifs de France dans la commémoration du Vel’ d’Hiv’ dès les années 1950. Muriel Guittat-Naudin montre quant à elle le poids d’une œuvre non proprement historique, en l’occurrence la célèbre pièce de théâtre de Rolf Hochhuth, Le Vicaire, dans la formation de la représentation collective de la position du pape Pie XII face au génocide des Juifs. Il est en revanche impossible de se prononcer sur la formation de l’erreur d’Olga Wormser-Migot sur l’existence des chambres à gaz de Ravensbrück et Mauthausen. Pas plus que les autres auteurs s’étant penchés sur le problème, Thomas Fontaine et Bertrand Hamelin n’ont pas d’explication convaincante à produire sur ce point. Ils remarquent cependant que cette erreur, qui est due à une volonté d’écarter le témoignage des déportés, constituait peut-être pour l’historienne un mode d’affirmation auprès de ses pairs, à une époque où l’utilisation du témoignage dans les sciences humaines n’était pas encore l’objet d’une réflexion approfondie.

La réception de l’erreur et sa diffusion à l’intérieur et hors du champ historiographique

Ce problème est en revanche au cœur de la contribution sur l’erreur d’Olga Wormser-Migot, ses auteurs s’intéressant tant à la réception de l’erreur dans le champ scientifique qu’à la réception hors-champ, dans ce cas précis au sein du milieu déporté. Bertrand Hamelin et Thomas Fontaine mettent ainsi en évidence le caractère contrasté et l’évolution dans le temps de cette réception. Muriel Guittat-Naudin suit la même démarche en s’intéressant à la diffusion de la conception de Rolf Hochhuth dans la société. Valérie Igounet s’intéresse à une réception particulière, à savoir la manière dont le négationniste Robert Faurisson s’empare des erreurs des historiens pour nourrir ses assertions. Sébastien Ledoux étudie la manière dont l’idée d’un oubli du génocide s’est fixée au sein de la communauté des historiens, au point de devenir un topos de l’historiographie. Le point commun des contributions proposées est de montrer que l’étude d’une erreur historiographique permet d’aborder selon un angle renouvelé le fonctionnement du champ scientifique, en étudiant les conditions intellectuelles, sociales et politiques de la réception ou de la diffusion de l’erreur. L’interview de François Azouvi, l’auteur du Mythe du grand silence, qui relit totalement la question de la mémoire du génocide en France, revient beaucoup sur cette dimension de la réception et de la diffusion d’une « doxa ».

Erreur historiographique et perspectives nouvelles de réflexion et de recherche

L’idée est pour nous acquise : l’erreur est susceptible de jouer un rôle positif dans le développement de la connaissance scientifique, car elle oblige à la réfutation démontrée. L’erreur traquée et décelée est même, comme le montre l’analyse d’Olivier Lévy-Dumoulin à propos de la conception de l’erreur historiographique chez Lucien Febvre, un élément-clé de la définition d’un projet intellectuel et scientifique, ici celui des Annales. En quelque sorte, c’est parce qu’il existe des formes erronées de la recherche en histoire et de l’écriture historiographique qu’il est possible de présenter et d’illustrer une conception autre de la discipline.

La perception de l’erreur amène par ailleurs les chercheurs à proposer d’autres analyses, en forme de réponse critique : c’est le sens même des contributions ici présentées par Sébastien Ledoux et Muriel Guittat-Naudin, dont le propos ne se limite pas à l’analyse de l’erreur, mais inclut sa réfutation. Cependant, il arrive qu’une erreur historiographique ne soit guère fructueuse : c’est ce que concluent Thomas Fontaine et Bertrand Hamelin de leur recherche sur l’erreur d’OlgaWormser-Migot, stérilisée par la polé-mique et dont la réfutation a longtemps été considérée, paradoxalement, comme un résultat non scientifique – et ce fait même en dit long sur certains habitus des historiens professionnels.

Si partiels soient les résultats de ces recherches, nous espérons que les contributions publiées participeront d’une réflexion sur les manières de renouveler les approches de l’histoire de l’historiographie. En effet, il ne suffit pas d’adopter en apparence ce qu’Antoine Prost caractérisait comme les « postures valorisantes »[4] de l’historien, à savoir être novateur et démystificateur, encore faut-il qu’une proposition novatrice et démystificatrice soit suivie de recherches validant ou réfutant les hypothèses émises.

Soucieuse de s’adresser aussi aux enseignants d’histoire du secondaire ainsi qu’aux didacticiens, la revue inaugure dans ce numéro une chronique des enjeux d’histoire scolaire, sous la responsabilité de Laurence de Cock et Charles Heimberg. La première chronique est consacrée à l’intérêt d’aborder en classe ce problème des erreurs historiographiques.


[1] Paris, Allia, 1999, p. 14.

[2] Des éléments de réflexion dans : Christiane Chauviré (dir.), Dynamique de l’erreur, Paris, EHESS, 2009; «L’erreur», Le Temps des Savoirs, 2, 2000.

[3] Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996, p. 327.

[4] Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Points Seuil, 1996, p. 283.

 

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