N°5 / La démocratie à l’épreuve de l’« état d’exception »

Dexia, un coup d’État permanent

Renaud Vivien

Résumé

En sauvant les institutions financières privées de la faillite, l’État belge a vu sa dette fortement augmenter. Ces sauvetages ont pris deux formes : la recapitalisation financière et l’octroi de garanties d’État pour couvrir leurs dettes. La garantie de l’État belge sur les dettes de Dexia SA (surnommée « bad bank ») a fait l’objet de deux recours devant le Conseil d’État introduits par trois associations et deux députées. Ensemble, ils demandent l’annulation de cette garantie au motif que les actes pris par l’exécutif pour l’accorder sont illégaux. Les enjeux autour de l’annulation de cette garantie sont multiples : économiques, sociaux, politiques, et touchent aux fondements mêmes de la démocratie représentative. Dans la première partie de ce texte, l’auteur revient sur les différentes étapes du naufrage du groupe Dexia et sur l’adoption des deux arrêtés relatifs à la garantie d’État attaquée en justice. Dans la deuxième partie, il explique en quoi ce cas Dexia constitue un véritable coup d’État contre le pouvoir législatif et judiciaire. Dans la troisième partie, il donne des perspectives juridiques et politiques en abordant notamment l’audit citoyen de la dette et le contrôle citoyen du secteur bancaire.

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En sauvant les institutions financières privées de la faillite (Fortis, Dexia, KBC et Ethias) à partir de l’automne 2008, l’État belge a vu sa dette fortement augmenter[1]. Ces sauvetages ont pris deux formes : la recapitalisation financière et l’octroi de garanties d’État pour couvrir leurs dettes. Dexia bénéficie des deux. Une première garantie est accordée conjointement par les gouvernements belge, français et luxembourgeois en 2008 suivie d’une deuxième octroyée par ces mêmes acteurs en 2011 dans le cadre du deuxième sauvetage de la banque. Cette deuxième garantie a fait l’objet de deux recours devant le Conseil d’État introduits par trois associations : CADTM, ATTAC Bruxelles 2 et ATTAC Liège[2], et par deux députées fédérales : Zoé Genot et Meyrem Almaci[3]. Ensemble, ils demandent l’annulation de la garantie de l’État belge sur les dettes de Dexia SA (surnommée « bad bank ») au motif que les actes pris par l’exécutif pour accorder cette garantie sont illégaux. Cette affaire a opposé, d’un côté, les associations et les députées et, de l’autre, l’État belge et Dexia SA associée à la procédure. Les enjeux autour de l’annulation de cette garantie sont multiples : économiques, sociaux, politiques, et touchent aux fondements mêmes de la démocratie représentative.

Dans la première partie de ce texte, nous revenons sur les différentes étapes du naufrage du groupe Dexia et sur l’adoption des deux arrêtés relatifs à la garantie d’État attaquée en justice. Dans la deuxième partie, nous expliquons en quoi ce cas Dexia constitue un véritable coup d’État contre le pouvoir législatif et judiciaire. Dans la troisième partie, nous donnons des perspectives politiques et juridiques suite au vote des parlementaires validant a posteriori les arrêtés illégaux du gouvernement.

Brève histoire du "naufrage Dexia"

Le groupe Dexia (Dexia SA) est né en 1996 de la fusion entre le Crédit communal de Belgique (privatisée la même année[4]) et le Crédit local de France, avec l’objectif de devenir le leader mondial dans le financement des collectivités locales. Dexia SA est organisée autour d’une maison mère holding et de trois filiales situées en France (Dexia Crédit Local), Belgique (DBB) et Luxembourg (Dexia BIL).

Les années 2000 marquent un tournant dans l’expansion du groupe Dexia avec l’achat de nombreuses sociétés financières[5] partout dans le monde. Dexia se lance alors dans des opérations de plus en plus risquées, notamment dans l’acquisition de produits dérivés tels que les subprimes[6]. En décembre 2007, la crise des subprimes éclate aux États-Unis. Malgré l’éclatement de cette crise qui a logiquement des répercussions importantes sur le groupe Dexia, la direction poursuivra tout au long du premier semestre 2008 ses opérations spéculatives.

En septembre 2008, la crise financière s’aggrave avec la chute aux États-Unis de la banque d’investissement Lehman Brothers. Dès lors, le marché interbancaire cesse de fonctionner. Les banques, se méfiant les unes des autres, rechignent à se faire des prêts entre elles. Or, Dexia a besoin de 100 milliards d’euros par jour[7] pour se financer. La chute de Dexia devient alors imminente, mettant au jour l’extrême dangerosité de son modèle de fonctionnement en plus de ses opérations spéculatives. En effet, le « modèle Dexia » est extrêmement dangereux puisque la banque accorde des prêts sur le long terme (notamment des crédits toxiques aux collectivités locales[8]) alors qu’elle se finance à très court terme sur les marchés. Cette dangerosité se mesure également à la taille du bilan de Dexia en comparaison avec le Produit intérieur brut (PIB) de la Belgique (Dexia a un bilan de 1 000 milliards d’euros, soit presque trois fois le PIB belge[9]) et aux fonds propres de la banque (seulement 5,6 milliards d’euros, c’est-à-dire moins de 1 % de ses actifs).

Face au risque d’effondrement de Dexia, les pouvoirs publics belges, français et luxembourgeois viennent une première fois la sauver en septembre 2008. Cette opération prend deux formes : d’une part, une recapitalisation de 6,4 milliards d’euros par les trois États (dont 3 milliards à charge de la Belgique) et, d’autre part, l’octroi d’une garantie par ces mêmes États sur les emprunts du groupe bancaire arrivant à échéance au plus tard au 31 octobre 2014.

En mai 2011, alors que la situation financière de Dexia est loin d’être assainie, la crise bancaire s’approfondit. Les Money Market Funds[10] sur lesquels Dexia se finance stoppent leurs prêts, mettant Dexia dans une situation très critique malgré la garantie des États. Contrairement aux déclarations de la banque, la crise des dettes publiques en Europe n’est pas à l’origine des problèmes de Dexia. Pour le vérifier, il suffit de comparer le montant de ses créances sur les pays du Sud de l’Europe (moins de 19 milliards d’euros au 31 décembre 2011) avec les dettes de la banque (413 milliards de dettes immédiatement exigibles)[11].

En octobre 2011 se met en place le deuxième sauvetage de Dexia. Le groupe est démantelé. Le 10 octobre 2011, l’État belge rachète Dexia Banque Belgique (devenue Belfius) pour 4 milliards d’euros. Les États belges, français et luxembourgeois décident également de créer une structure de défaisance du groupe afin d’isoler les actifs à risque, d’où le terme de « bad bank » (Dexia SA) pour la désigner, et décident de garantir les emprunts de cette bad bank.

La stratégie de la bad bank soutenue par les gouvernements consiste à vendre un minimum d’actifs (pour limiter les pertes) et à laisser progressivement s’éteindre les crédits de portefeuille et les obligations. Vu la durée extrêmement longue du portefeuille d’investissement, le montant exact de ses pertes supportées par les États garants ne se révélera que dans de nombreuses années (dans l’hypothèse où cette garantie n’est pas annulée).

Pour « sceller » cette garantie, le gouvernement belge, à l’époque en affaires courantes, prend le 18 octobre 2011 un arrêté royal par lequel il s’engage à garantir jusqu’en 2031 les dettes de la bad bank pour un montant de 54,45 milliards d’euros, sans compter les intérêts et accessoires. Ce montant sera ensuite réduit à 43,7 milliards d’euros (plus les intérêts et les accessoires) suite à l’adoption d’un nouvel arrêté pris cette fois par un gouvernement de plein exercice le 12 décembre 2012 modifiant l’arrêté d’octobre 2011. Ce montant représente l’équivalent de 20 % du budget de l’État fédéral. Pour comparaison, les allocations de chômage représentent 3 % des dépenses publiques.

Le 23 décembre 2011, les trois associations représentées par les avocats Olivier Stein et Pierre Robert introduisent devant le Conseil d’État une première requête en annulation de l’arrêté royal du 18 octobre 2011[12]. Suite à la publication du deuxième arrêté en décembre 2012[13], une deuxième requête est introduite par les mêmes associations et par les deux députées pour demander l’annulation des arrêtés royaux, de la convention de garantie autonome signée le 24 janvier 2013[14] par les ministres des finances belge, français et luxembourgeois ainsi que de tous les actes postérieurs pris par le gouvernement belge sur la base des arrêtés et de la convention.

Le coup d’État de l’exécutif contre le pouvoir législatif et judiciaire

Les associations et les députées demandent l’annulation des arrêtés au motif qu’ils violent notamment le principe de séparation des pouvoirs inscrit dans la Constitution[15]. L’usurpation des compétences du Parlement par le gouvernement à deux reprises au moment de l’adoption des arrêtés (1) ne peut être justifiée par la mise en œuvre des pouvoirs spéciaux par le gouvernement, telle que prévue par la loi du 22 février 1998 fixant le statut organique de la banque nationale (2). Enfin, la convention de garantie autonome signée par les ministres des finances le 24 janvier 2013 viole également ce principe de séparation des pouvoirs en ce que les tribunaux sont empêchés d’intervenir (3).

Violation du principe de séparation des pouvoirs inscrit dans la Constitution

Ce principe fondamental d’un État de droit est inscrit aux articles 33, 74 (3°), 105, 108 et 174 de la Constitution. Tous ces articles ont été violés par le gouvernement au moment de la prise des arrêtés. Selon ces articles, il appartient au Parlement fédéral d’intervenir dans les matières budgétaires (telles que l’octroi de garanties d’État) qui lui sont réservées. Or, le Parlement n’a même pas été consulté avant l’adoption de ces arrêtés et ne le sera pas jusqu’en 2031 en vertu de ces arrêtés qui confèrent au seul ministre des finances le pouvoir de conclure en toute opacité et en dehors de tout contrôle parlementaire des conventions de garanties avec les créanciers de Dexia SA.

L’article 33 de la Constitution constitue le fondement même du système démocratique représentatif. Une de ses applications essentielles est le droit de vote des citoyens. Afin que cet article 33 soit respecté, il est nécessaire, non seulement que les citoyens puissent élire leurs représentants, mais également que ces représentants disposent d’un pouvoir réel et effectif. Cela vaut pour tous les États dits démocratiques.

Dans son arrêt du 7 septembre 2011[16], la Cour constitutionnelle allemande souligne que : « Le droit de vote est violé si le Parlement allemand renonce à sa responsabilité en matière de budget d’une manière telle que lui-même, ou tout parlement futur, ne peut plus exercer un contrôle sur le budget. » ; « La décision sur les revenus et les dépenses d’un Gouvernement constitue une partie substantielle de l’auto-détermination démocratique dans un état constitutionnel (…). Le Parlement allemand doit décider des revenus et des dépenses en étant responsable devant le peuple. Le droit d’exercer un contrôle sur le budget représente donc un élément central du processus de décision démocratique. »

Les conditions de la délégation des pouvoirs spéciaux ne sont pas réunies

Dans le cadre d’une réforme du système de surveillance du secteur financier, un arrêté royal du 3 mars 2011 a inséré un nouvel article 36/24 dans la loi du 22 février 1998. Cet article donne au Roi (c’est-à-dire au gouvernement) le pouvoir de prendre une série de mesures exceptionnelles « sur avis de la banque (nationale), en cas de crise soudaine sur les marchés financiers ou en cas de menace grave de crise systémique, aux fins d’en limiter l’ampleur ou les effets ». Parmi ces mesures exceptionnelles figure l’octroi d’une garantie d’État.

Les termes de « crise soudaine sur les marchés financiers ou menace grave de risque systémique » ne sont pas définis dans la loi. Toutefois, l’exposé des motifs du projet de loi du 14 octobre 2008 instituant en particulier une garantie d’État relative aux crédits octroyés dans le cadre de la stabilité financière en délimite les contours : « Cette garantie concerne exclusivement les risques liés à la mission nationale de contribuer à la stabilité du système financier. »

La question est dès lors de savoir si la garantie accordée était nécessaire pour préserver la stabilité du système financier belge. Vu les effets raisonnablement prévisibles engendrés par cette garantie, sa stabilité est, au contraire, lourdement affectée pour au moins quatre raisons:

a) Le montant : Les arrêtés attaqués permettent au ministre d’engager jusqu’à 20 % du budget de l’État fédéral, outre les intérêts et accessoires. Or, le paiement d’un tel montant mettrait l’État dans l’impossibilité d’accomplir une part essentielle de ses missions de service public et augmenterait très fortement sa dette.

b) La durée : Les arrêtés peuvent produire ses effets durant vingt ans, dépassant ainsi largement le cadre des mesures conservatoires destinées à limiter les effets de la crise.

c) Tous les créanciers sont protégés sans distinction : Le gouvernement refuse de donner la liste nominative de ces créanciers, y compris aux députés qui en font la demande, en violation du principe de publicité qui constitue aussi un argument du recours.

d) L’aléa moral[17] : Il est créé par le fait que la garantie est payable à première demande sans aucune condition réelle. En habilitant le ministre des finances à garantir sans conditions les dettes de la bad bank, les arrêtés envoient un signal clair aux banques et aux fonds d’investissement tentés par une spéculation pouvant leur rapporter de forts gains et pouvant, le cas échéant, provoquer une nouvelle crise financière. Ils leur indiquent que l’État interviendra toujours en dernier ressort pour les rembourser en toutes circonstances, y compris lorsque ces dettes sont illégales comme l’indique explicitement la Convention de garantie autonome de janvier 2013.

Il ne fait donc aucun doute que les conditions pour l’exercice de pouvoirs spéciaux par le gouvernement ne sont pas réunies. Celui-ci ne peut valablement prétendre avoir pris des mesures conservatoires visant à limiter les effets de la crise dans le cadre des pouvoirs spéciaux. Au contraire, la garantie renforce le risque de crise systémique. La violation des droits des parlementaires par l’exécutif est manifeste et est aggravée par le fait qu’au moment du premier arrêté en octobre 2011, le gouvernement était en affaires courantes.

Coup d’État contre les tribunaux

Les tribunaux belges sont dépossédés de leur fonction par l’article 2 (a)de la Convention de garantie autonome de janvier 2013[18]. En vertu de cet article, l’État, par la voix de son ministre des Finances, se porte garant de toutes les dettes de la bad bank, y compris celles qui sont illégales, et doit les payer dans un délai de cinq jours ouvrables (article 6) en cas de défaut de paiement de Dexia.

Si par hypothèse une transaction garantie était considérée comme illégale par les autorités étrangères, le créancier visé pourrait alors se retourner contre l’État belge qui a renoncé à tout moyen de défense, en vertu de cette convention. Un tel mécanisme amènerait l’État lui-même à violer des règles internationales ou à honorer des obligations résultant d’une activité frauduleuse ou criminelle. Cette hypothèse n’est pas théorique. En effet, les délits et les crimes commis par de grandes banques privées ces dernières années sont d’une gravité extrême : escroquerie à l’encontre des clients (notamment dans la vente de produits structurés et de crédits hypothécaires) ; organisation de l’évasion fiscale à très grande échelle ; manipulation en bandeorganisée des taux d’intérêts et des marchés de change ; faux et usage de faux ; délits d’initiés ; manipulation du marché physique des matières premières et des aliments ; blanchiment d’argent du crime organisé ; complicité dans des crimes de guerre, etc.[19]

Le ministre des finances ne peut, au nom de l’État, prendre de tels engagements sans violer les principes généraux de droit qui imposent d’agir dans le respect de la légalité et de la séparation des pouvoirs. C’est pourquoi les requérants ont également demandé au Conseil d’État l’annulation de cette convention et de tous les actes postérieurs pris sur sa base.

Synthèse des arguments du gouvernement et de Dexia

Il est frappant de constater que, face à ces arguments juridiques, le gouvernement belge et la direction de Dexia SA répondent essentiellement par l’urgence avec laquelle il fallait agir et par des arguments de nature économique liés aux réactions des marchés financiers. Précisons d’abord que ces considérations n’ont pas de conséquences sur l’illégalité des actes attaqués devant le Conseil d’État.

Ensuite, l’urgence ne saurait justifier les multiples violations d’autant que le gouvernement les a commises à deux reprises à plus d’un an d’intervalle. Notons que l’urgence ne justifiait pas non plus d’octroyer une garantie absolue aux dettes de Dexia SA s’étalant sur vingt ans dont l’effet est de menacer la stabilité de tout le système financier belge, comme nous l’avons développé précédemment.

Aucune alternative à la garantie n’a été envisagée par le gouvernement, qui a notamment exclu l’option de la mise en faillite de la banque car elle aurait, selon lui et la direction de Dexia, déstabilisé les marchés secondaires de la dette souveraine en provoquant la liquidation impromptue du portefeuille d’obligations souveraines détenu par Dexia SA. Contrairement à cette affirmation, il n’y a pourtant aucun mécanisme automatique entre le non-octroi de garantie et la « liquidation impromptue » du portefeuille de titres souverains. Rien n’oblige des instances en charge d’une mise en faillite ordonnée d’une banque de revendre immédiatement sur le marché secondaire son portefeuille de titres souverains.

Une seconde raison avancée pour exclure la procédure de mise en faillite est tirée de l’existence même de la garantie d’État. Cet argument relève manifestement de la mauvaise foi dans la mesure où la garantie défendue par la direction de Dexia a justement été prise par le gouvernement et que l’action devant le Conseil d’Etat vise précisément à annuler cette garantie et donc l’obligation pour l’État de payer les montants engagés.

Pourtant, Dexia et le gouvernement n’hésitent pas à utiliser le risque d’activation de cette garantie comme prétexte pour justifier devant l’opinion publique les recapitalisations et ainsi éviter tout débat. Citons à titre d’exemple l’ancien Premier ministre Elio Di Rupo (également ancien membre du Conseil d’administration de Dexia SA), en fonction lors de la prise de l’arrêté de décembre 2012, qui déclarait le 8 novembre 2012 que « Si nous participons à une recapitalisation ce n'est pas par plaisir mais parce que nous y sommes obligés si nous ne voulons pas voir activer les garanties »[20]. En février 2015[21], les recapitalisations de Dexia ont déjà coûté à la Belgique 10 milliards d’euros. Le gouvernement procède donc par recapitalisations successives pour éviter l’activation des garanties. La stratégie du gouvernement revient à étaler dans le temps le sauvetage de Dexia SA.

Face à cette campagne médiatique du gouvernement et de Dexia, les trois associations ont créé un comité de soutien à leur recours en justice composé d’une centaine de personnalités venant du monde universitaire, associatif, syndical et politique dans le but de sensibiliser l’opinion publique au danger représenté par cette garantie et aux alternatives. Un film a également été réalisé[22]. Des tribunes de ce comité ont été publiées dans les journaux. Des conférences de presse et débats publics ont été organisés. Les parlementaires ont été directement interpellés par les associations requérantes afin qu’ils votent contre le projet de loi déposé par le gouvernement en 2013 visant à faire valider par les députés de manière rétroactive les deux arrêtés[23].

Malgré cela, le parlement fédéral a voté le 16 mai 2013 ce projet de loi[24] mettant fin à la procédure devant le Conseil d’État puisque l’argument majeur du recours tombe. On peut parler de capitulation des députés sous la menace des marchés financiers[25]. Le préambule du projet de loi est explicite : « La ratification législative serait la seule mesure qui soit à même de lever la méfiance des investisseurs du fait de l’existence des recours. »

Perspectives politiques et juridiques suite à la capitulation du parlement

Cette manœuvre politique démontre deux faits importants. Primo, en demandant aux députés de valider a posteriori les arrêtés attaqués, le gouvernement donne raison aux arguments des requérants. Secundo, elle montre que la sujétion de la puissance publique aux intérêts financiers est telle qu’elle n’est même plus masquée.

La démocratie représentative est également suspendue sous l’effet de cette loi pour les autres garanties à venir. Cette loi indique, en effet, que le gouvernement peut octroyer de nouvelles garanties d’État pour un montant de 25 milliards d’euros par institution financière sans que le parlement ne soit consulté. Le 20 févier 2015, le CEO de Dexia SA, Karel De Boeck[26], a d’ailleurs déclaré que la garantie d’État sur la bad bank devra être renouvelée dans les cinq années à venir[27]. L’épée de Damoclès pourrait donc durer au-delà de 2031, à moins que cette garantie soit annulée par une décision politique.

Le fait que le recours devant le Conseil d’État ait été interrompu par le vote des députés ne signifie pas que cette garantie est irrévocable. Le gouvernement pourrait prendre un acte souverain d’annulation de cette garantie en utilisant l’argument développé précédemment selon lequel son engagement à garantir des dettes illégales constitue une violation manifeste des principes généraux de bonne administration qui lui imposent d’agir dans le respect de la légalité.

Son action politique pourrait également s’appuyer sur l’argument de l’« illégitimité » qui est lié à la notion d’intérêt général. Cette garantie est certes devenue légale, elle n’en reste pas moins illégitime car elle va à l’encontre de l’intérêt général. Elle fait peser sur la population tous les risques, protège de manière absolue les créanciers et verrouille tout débat sur les alternatives aux recapitalisations de Dexia SA. En annulant cette garantie, les pouvoirs publics pourraient alors récupérer de la marge de manœuvre et mettre la bad bank en faillite sans craindre l’activation de la garantie.

Des poursuites en justice devraient également être engagées contre les responsables de la débâcle : notamment les administrateurs et autorités de contrôle (président de la FSMA[28], gouverneur de la Banque nationale, ministre de tutelle) comme le recommande la Cour française des comptes. Elle souligne que « la mise en cause de la responsabilité des anciens dirigeants n’a été recherchée ni par les nouveaux dirigeants nommés en 2008, ni par les actionnaires déjà présents ou entrés au capital en 2008, ni par les États. Les anciens dirigeants ont certes été évincés, mais ils ont pu conserver le bénéfice d’avantages financiers substantiels, parmi lesquels, pour les dirigeants français, des dispositifs contestables de retraites chapeaux »[29].

Le cas islandais prouve qu’il est possible de poursuivre en justice les dirigeants de banques et de les mettre en faillite pour protéger la population. Il est important de souligner, d’une part, que ces mesures ont été prises sous la pression populaire et que, d’autre part, la Cour de justice de l’Association européenne de libre-échange a rappelé dans son jugement opposant l’Islande au Royaume-Uni et aux Pays-Bas que rien n’oblige les autorités publiques à assumer les engagements des institutions privées[30].

Rappelons qu’en droit international, l’obligation pour les États de rembourser les dettes est subordonnée au respect des droits humains[31] et qu’elle ne vaut que pour celles contractées dans l’intérêt général de la collectivité, c’est-à-dire les dettes légitimes[32]. Remettre en cause le paiement des dettes illégitimes constitue une urgence car c’est au nom du remboursement de la dette que les mesures d’austérité sont appliquées, affectant des millions de personnes.

Comme le souligne l’anthropologue David Graeber, la démocratie implique le pouvoir de réagencer les choses autrement[33]. Or, c’est le contraire qu’on constate en Europe avec le paiement intégral des dettes publiques et l’application continue des politiques d’austérité par les gouvernements sous la pression du FMI, de la Commission et de la Banque centrale européenne, quel que soit le résultat des élections au niveau national.

Alors que tous les budgets sont affectés par des coupes, le paiement de la dette, qui constitue pourtant la première dépense de l’État belge (deux fois le budget de l’éducation) n’est absolument pas discuté par les élus politiques.

Face à ce tabou, une plateforme citoyenne s’est constituée en 2013 pour mener l’audit de la dette de la Belgique et de ses créances sur les autres pays[34]. Cette plateforme poursuit trois objectifs. Le premier est de sensibiliser la population sur les mécanismes de la dette et son origine. D’où vient la dette publique belge ? A-t-elle réellement servi les intérêts de la population ? comptent parmi les questions essentielles.

Le deuxième objectif est de trouver des données qui appuient les propositions alternatives au paiement aveugle de la dette et qui permettent d’identifier des responsabilités. Parmi ces mesures figure l’annulation de la part illégitime de la dette, assortie d’une discrimination positive en faveur des petits épargnants dont une partie de l’économie est placée dans des titres de la dette.

Le troisième objectif est de pratiquer un contrôle citoyen permanent sur l’utilisation de l’argent public. Ce sujet a tellement d’impact sur nos vies que nous ne pouvons le laisser aux seuls élus et aux dirigeants de banques privées envers qui les États s’endettent.

Le métier de la banque est tellement crucial qu’il doit être soumis aux règles d’un service public et les revenus que son activité génère doivent être utilisés pour le bien commun. Pour y parvenir, se pose inévitablement la question de la socialisation du secteur bancaire et des assurances, c’est-à-dire son placement sous contrôle citoyen : des salariés des banques, des clients, des associations et des représentants des acteurs publics locaux.

 


[1] 33 milliards d’euros de dettes ont été contractés par l’État pour sauver ces institutions, auxquels il faut encore ajouter les intérêts et le coût de la garantie sur les emprunts de Dexia SA.

[2] Les trois associations ont été représentées tout au long de la procédure par les avocats Pierre Robert (cabinet Dayez) et Olivier Stein (cabinet Progress Lawyers Network).

[3] Représentées par l’avocat Luc Walleyn.

[4] La privatisation est menée par Jean-Luc Dehaene, à l’époque Premier ministre de la Belgique. Il sera de 2008 à 2011 le président du CA de Dexia SA.

[5] Parmi elles, on trouve donc la banque israélienne Otzar Hashilton Hamekomi (devenue Dexia Israël), qui finance des colonies dans les territoires palestiniens occupés.

[6] Emprunts risqués proposés par les banques étasuniennes à des emprunteurs peu solvables en contrepartie d’un taux élevé. Pour se débarrasser du risque, les banques prêteuses titrisaient ces prêts pour les revendre à d’autres banques, dont des fonds de placement ou des sociétés d’assurances. Les banques européennes dont Dexia ont été parmi les principaux acquéreurs de ces titres hypothécaires toxiques.

[7] Pierre-Henri Thomas, Dexia : Vie et Mort d’un monstre bancaire, Les petits matins, Paris, 2012, p. 68.

[8] Patrick Saurin, Les Prêts toxiques : une affaire d’État, Démopolis, Paris, 2013.

[9] http://www.banquepublique.be/archives/9026

[10] Ce sont des fonds mutuels qui investissent dans des titres de dette à court terme jugés comme sûrs, comme les titres de la dette des États-Unis. Ces fonds jouent un rôle central dans l’approvisionnement en liquidités pour les marchés de bons à court terme.

[11] En outre, les titres souverains que Dexia détient dans son portefeuille lui permettent d’avoir accès aux prêts de la Banque centrale européenne car ils servent de collatéraux aux emprunts que Dexia effectue auprès d’elles. De plus, Dexia prête aux États du Sud de l’Europe à des taux supérieurs à 4% alors qu’elle emprunte à la Banque centrale européenne à un taux de 1%.

[12] http://www.etaamb.be/fr/arrete-royal-du-18-octobre-2011_n2011003357.html

[13] http://www.etaamb.be/fr/arrete-royal-du-19-decembre-2012_n2012003390.html

[14] http://www.nbb.be/DOC/DQ/warandia/pdf/garantie_FR.pdf

[15] D’autres arguments ont été soulevés mais, pour des raisons d’espace, nous ne pouvons les développer.

[16] Référence 2 BvR 987/10 - 2 BvR 1485/10 - 2 BvR 1099/10

[17] L’aléa moral consiste dans le fait qu’une personne ou une entreprise assurée contre un risque se comporte de manière plus aventureuse que si elle était totalement exposée à ce risque, car si ce dernier survient, elle escompte que ses pertes seront prises en charge par une autre entité ou institution.

[18] Extraits : « La Garantie est autonome et payable à première demande (…) les États renoncent dès lors (sans préjudice de leurs droits envers DCL) à invoquer tout moyen de défense ou toute exception relatifs aux Obligations Garanties (...). En particulier, les obligations des États en vertu de la présente Garantie ne seront pas éteintes ou affectées par (....) (ii) l’illégalité des Obligations Garanties ; (iii) l’illégalité des obligations d’un autre État en vertu de la présente Garantie ».

[19] Éric Toussaint, Bancocratie, Aden, Bruxelles, 2014, p. 225.

[20] http://www.rtbf.be/info/belgique/detail_la-recapitalisation-de-dexia-n-est-pas-un-choix-mais-une-obligation?id=7871011

[21] Au moment de l’écriture de ce texte.

[22] http://www.zintv.org/Dexia-democratie-confisquee

[23] Article 119 de cette loi entrée en vigueur le 17 juin 2013 : http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&cn=2013061706&table_name=loi

[24] 86 ont voté pour et 49 contre (majorité contre opposition). Voir http://www.lachambre.be/doc/PCRI/html/53/ip142x.html

[25] On trouve des similitudes frappantes avec le projet de loi du gouvernement français relatif à la « sécurisation des contrats de prêts structurés par les personnes morales de droit public » validé par le parlement le 10 juillet 2014. L’objet de ce texte est de valider rétroactivement les emprunts toxiques illégaux dont ceux contractés à l’égard de Dexia Crédit Local et de priver ainsi les collectivités locales en France de toute possibilité d’action en justice contre les banques.

[26] Ancien membre du comité de direction de la banque Fortis et Chief Risk Officer du groupe au moment de la débâcle de Fortis en 2007.

[27] http://www.rtbf.be/info/economie/detail_dexia-pouvons-nous-enfin-dormir-en-paix?id=8911528

[28] Autorité des services et marchés financiers en Belgique.

[29] http://www.ccomptes.fr/Actualites/Archives/Dexia-un-sinistre-couteux-des-risques-persistants

[30] http://cadtm.org/Le-tribunal-de-l-AELE-rejette-les#nb2-1

[31] Principes directeurs relatifs à la dette extérieure et aux droits de l’homme. Annexe au rapport de l’expert indépendant Cephas Lumina du 10 avril 2012 (A/HCR/20/23).

[32] David Ruzié, Droit international public, Dalloz, Paris, 2004, p. 93.

[33] David Graeber, Dette : 5000 ans d’Histoire, Les liens qui libèrent, Paris, 2013, p. 477.

[34] www.auditcitoyen.be

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État d’exception, démocratie directe, exception démocratique : le cas suisse

Alice El-Wakil, Rémi Baudouï, Matteo Gianni

Après une multiplication des écarts à la procédure constitutionnelle durant les deux conflits mondiaux, la Suisse a vu sa population se mobiliser et recourir à un instrument de démocratie directe pour réclamer la sortie de cet état d’exception. En septembre 1949, l’initiative populaire « Retour à la démocratie directe » est ainsi acceptée par le peuple et les Cantons et contribue à mettre fin à l’expérience suisse la plus récente du régime d’exception. Ce cas nous permet-il de réfuter l’hypothèse...

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