N°5 / La démocratie à l’épreuve de l’« état d’exception »

État d’exception et djihadisme

Le droit des modernes à l’épreuve

François Saint-Bonnet

Résumé

La réaction contre le terrorisme djihadiste ne peut être l’état d’exception car cette menace n’est pas temporaire. Et puisque les djihadistes ne craignent pas la mort, elle est un défi pour le droit des modernes qui considère la crainte de la mort comme fondamentale. Le contrôle des opinions pose des problèmes en droit des libertés et l’indignité nationale serait inefficace. La réponse pénale est donc loin de suffire, il faut redonner un contenu substantiel à la concitoyenneté.

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Les attentats djihadistes de janvier 2015 ont provoqué un traumatisme. La manifestation massive qui a suivi traduisait une volonté de réaffirmation des valeurs qui sont les nôtres, par-delà un hommage aux victimes. Il y avait un message politique et symbolique dans ce rassemblement, venant en surplomb de l’enquête pénale et du procès qui n’aura jamais lieu car une action pénale ne peut être déclenchée qu’à l’égard de vivants. Au-delà de la mort, largement choisie, de ces djihadistes, leur comportement est perçu comme la manifestation d’un mal absolu, résultant d’une idéologie radicalement ennemie. D’où l’idée de ne pas simplement incriminer des faits d’ultra-délinquance réalisés avec des armes de guerre, ou le soutien, même indirect, apporté à sa mise en œuvre, mais de toucher leurs causes, à savoir l’adhésion à une doctrine qui est en tout point hostile aux valeurs occidentales. La réaction des États-Unis en 2001 a été extrêmement vive, et certains ont dénoncé la mise en place d’un état d’exception. Le premier ministre français a indiqué le 21 janvier 2015 qu’il n’entendait pas adopter des « mesures d’exception » mais des « mesures exceptionnelles ». D’où la nécessité d’une mise au point terminologique avant de s’interroger sur la réaction juridique possible pour faire face à la situation du terrorisme djihadiste.

État d’exception, terrorisme et péril pour l’État

Depuis quelques années, l’expression « état d’exception » est employée de deux manières très différentes. Dans une première, classique, l’état d’exception est entendu comme un moment pendant lequel les règles prévues pour des périodes de calme sont transgressées, suspendues ou écartées pour faire face à un péril : on assiste à une concentration du pouvoir, en général au profit de l’exécutif, et à la réduction des droits jugés fondamentaux pendant les périodes de calme. Il s’agit d’un moment fugace pour faire face à un péril donné. Dans une seconde acception, l’état d’exception consiste en une modification en profondeur de certains systèmes juridiques pour faire face à des périls durables tels que le terrorisme, modification en profondeur parce que les règles mises en œuvre pour lutter contre ce péril sont révélatrices (au sens quasi photographique du terme) du système politique dans lequel elles sont en vigueur (thèse de Giorgio Agamben[1] qui s’appuie sur Carl Schmitt[2]). Dans sa rigueur logique, l’état d’exception ne peut être entendu que dans la première acception, la seule dans laquelle existe une véritable exception par rapport à un droit des périodes dites normales[3]. Suggérer, comme Agamben, que l’état d’exception est « en train de devenir sous nos yeux un paradigme normal de gouvernement » ou parler, comme Hassner, d’« état d’exception permanent »[4] laisse perplexe : si exception il y a, c’est par rapport à un système antérieur, celui d’avant le « 11 septembre » ; or, ces menaces s’inscrivant dans la durée, les mesures ne sont pas exceptionnelles ni dérogatoires mais permanentes, même si leur rigueur est considérable.

En réalité, l’état d’exception ne peut être une réponse au terrorisme djihadiste. Prendre des mesures qui réduisent les libertés et qui limitent les contre-pouvoirs ne peut être envisagé que de manière temporaire ; or, le djihadisme n’est pas un phénomène passager. Les différents Patriot Acts adoptés en 2001 sont toujours en vigueur aux États-Unis, qui connaissent une mutation profonde de l’équilibre entre sécurité et libertés. On peut le déplorer ou le justifier, mais on est sorti du registre de l’exception pour faire évoluer le régime selon une logique plus sécuritaire. Cela ne doit pas, en soi, provoquer l’indignation : le rapport aux libertés fluctue dans le temps long et dans l’espace, en fonction des risques encourus par certains États (Israël n’a pas la même politique en matière de libertés que l’Europe occidentale) et en fonction de l’évolution des sociétés (l’égalité entre les sexes n’est pas traitée de manière identique en 1789 et en 2015). Ces mutations font que le niveau de protection des libertés n’est pas immuable et ne va pas toujours dans le sens de leur dilatation. Depuis 1945, l’on n’a guère été habitué à un recul, parce que les menaces pesant sur les États occidentaux ont plutôt régressé. Il n’y a pas de raison d’en conclure qu’il en sera toujours ainsi. Ce qui doit, en revanche, indigner est le défaut d’équilibre entre sécurité et libertés à un moment donné.

Alors, qu’est-ce que l’état d’exception et à quoi sert-il ? Il consiste principalement à faire face à des situations politiques (rébellion, insurrection, putsch) ou territoriales (invasion, annexion) qui mettent en péril l’État. En France, il existe trois dispositifs principaux de cette nature : l’état de siège (loi de 1849) qui est un transfert du pouvoir civil aux militaires sur un périmètre donné, l’état d’urgence (loi de 1955) qui renforce les pouvoirs civils également de manière circonscrite et l’article 16 (constitution de 1958) qui permet au Président d’adopter des mesures sans discussion ni contrôle parlementaire. On peut aussi ne rien anticiper et laisser les gouvernements faire face à la nécessité absolue en accordant (ou non) a posteriori une validation rétroactive d’actes qui eussent été jugés illégaux en période de calme (bill of indemnity anglais). Ce type de dispositif ne répond nullement à une situation de survenance sporadique mais régulière d’attentats djihadistes. Si la réponse juridique ne saurait être l’état d’exception, on doit s’efforcer d’en apporter une autre : ce sont les « mesures exceptionnelles » qu’évoquait le Premier ministre. L’exceptionnalité se traduit par le fait que le gouvernement indique qu’il n’entend pas rester inactif. Si ces mesures n’avaient pas été adoptées après des attentats, elles n’eussent sans doute pas été qualifiées d’exceptionnelles, mais d’opportunes, d’adaptées ou de nécessaires.

Propagande terroriste et liberté d’expression

La peine capitale, sans cruautés inutiles, étant le summum de la sanction pour les modernes, le fait que les djihadistes la souhaitent relègue ipso facto tout leur arsenal répressif au rang du dérisoire. Et le fait que nombre de pays occidentaux y aient renoncé n’est qu’une exacerbation de ce sentiment d’impuissance. En réalité, les États occidentaux n’ont que rarement l’occasion de faire le procès de djihadistes car ceux-ci meurent la plupart du temps lors des actions. Le défi pour les États modernes est donc de prévenir le passage à l’acte. Or, il est de principe que l’on ne saurait incriminer des intentions. Il faut donc s’orienter vers la prévention du passage à l’acte et de l’adhésion aux thèses djihadistes.

à cet égard, la France a connu un précédent avec les anarchistes qui ont choisi la « propagande par le fait » à partir des années 1890. Les militants s’attaquent à des symboles de la « classe bourgeoise », de l’État, par définition oppresseur (magistrats, députés, président de la République[5]) et même des anonymes[6]. Ils sont peu organisés, parfois « auto-radicalisés » et solitaires[7], vengeurs[8], semblent ne pas craindre la mort[9]. Leurs actions provoquent une psychose collective. La réprobation de l’opinion, de la presse et de la classe politique transcende les clivages. La République réagit par des lois dites « scélérates » (1893-1894) qui concernent le contrôle et la modification des délits de presse de la loi de 1881, la fabrication et la détention d’explosifs, les associations de malfaiteurs, les menées anarchistes. Ces lois qui portent atteinte à des droits fondamentaux ont été présentées comme temporaires. Elles ne l’ont pas été : la dernière de juillet 1894 contre les menées anarchistes qui porte directement atteinte à la liberté d’expression n’a été abrogée qu’en 1992. Les affaires de presse étaient soustraites aux jurys populaires (loi de 1830) au profit des tribunaux correctionnels réputés plus sévères en cas de provocation au crime ou d’apologie ayant pour but « la propagande anarchiste ». Afin de limiter la « contamination » par ces doctrines toxiques, la loi prévoit des huis clos lors des procès et l’emprisonnement individuel. La stratégie de la propagande par le fait est abandonnée au début du XXe siècle.

La voie de la répression des idées a été privilégiée. C’est une voie dans laquelle pourrait poursuivre le législateur de 2015, quand cela est techniquement possible. Mais est-ce le cas ? L’on songe notamment à la diffusion de l’islam radical dans les prisons qui a conduit à envisager de regrouper les détenus partisans de ces thèses. Cela est-il juridiquement possible ? Tout est ici question de proportionnalité : l’expérience américaine des Patriot Acts montre que l’équilibre est difficile à saisir et que le prix à payer en termes de respect de la vie privée est lourd.

La loi Cazeneuve de novembre 2014 a fait évoluer le délit d’apologie du terrorisme en portant la peine de cinq à sept ans lorsque les faits sont commis sur internet et verse ces délits de presse dans le code pénal[10], ce qui permet d’appliquer les règles de droit commun, comme le contrôle judiciaire, la détention provisoire ou la comparution immédiate. En outre, la loi crée le délit de consultation habituelle de sites[11] conduisant aux actes de terrorisme ou en faisant l’apologie lorsqu’ils comportent des images d’atteintes volontaires à la vie. Cette loi n’a pas fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel : l’équilibre entre le renforcement de la répression et le respect des libertés a été apprécié par les chambres, gauche et droite semblant d’accord pour que le Conseil constitutionnel soit préservé de cet examen.

Indignité nationale et concitoyenneté

Les dirigeants politiques doivent répondre à une attente qui n’est pas seulement factuelle. Ces attentats ne relèvent ni de la criminalité ordinaire ni de la guerre et charrient une puissance idéologique immense. Pour une raison fondamentale : le rapport à la mort des protagonistes. Même s’il l’envisage comme possible, le criminel « classique » craint la mort : le voleur entend jouir des biens soustraits, l’assassin vivre délesté de son contemporain haï. Même s’il est prêt à donner la mort autant qu’à la recevoir, le militaire la craint : il s’y prépare sans l’espérer. L’idéologie djihadiste stimule des comportements au point de faire disparaître cette crainte de la mort. Les Occidentaux sidérés éprouvent un sentiment d’impuissance sans être véritablement menacés dans leur existence, ce qui caractérise l’état d’exception, car le terrorisme reste une ressource du faible contre le fort. D’où l’idée de réinvestir le champ symbolique des peines infamantes[12] (supprimées en 1992) en restaurant le crime d’indignité nationale à l’égard des citoyens français qui adhèrent à l’idéologie djihadiste et qui entendent lui apporter un soutien même indirect. Le 21 janvier 2015, le Premier ministre a demandé aux présidents des commissions des lois des deux assemblées de réfléchir à l’opportunité de cette restauration. Que l’on trouve l’idée brillante, stupide ou inadaptée, elle traduit l’ampleur philosophique que véhicule le djihadisme.

Il s’agirait d’incriminer le fait d’être un « concitoyen ennemi »[13] pour avoir apporté une aide matérielle à cette cause. Avant les attentats de 2015, le député Meunier avait songé à un crime d’indignité nationale (amendement rejeté le 4 décembre 2014), s’inspirant du modèle de 1944 relatif aux Français qui avaient collaboré, via le régime de Vichy[14] sans pour autant être coupables d’intelligence avec l’ennemi[15]. Le crime envisagé serait constitué par un Français qui porterait « les armes ou se rend[rait] complice par la fourniture de moyens à des opérations armées contre les forces […] françaises ou tout civil Français : 1/ sur un théâtre d’opération extérieure […] ; 2/ ou, sur le territoire français, au profit d’un État ou d’une organisation contre lequel la France est engagée militairement ». La sanction serait une peine principale de 450 000 € d’amende et de trente ans de prison[16], et d’une peine complémentaire de dégradation nationale se traduisant notamment par la privation du droit de vote et d’éligibilité, de toute décoration, d’accès à la fonction publique, ainsi que d’accès à certaines professions ou fonctions pour lesquelles la loyauté et la dignité sont requises[17].

L’objectif de l’indignité nationale de 1944[18] est de condamner des Français qui ont embrassé la cause d’un régime antirépublicain. Il s’agit en principe de ne les punir que temporairement, le temps qu’ils s’amendent et regagnent vite leur communauté qu’ils n’ont quittée que moralement. Il est présumé que ces « mauvais citoyens » veulent regagner leur statut de « bons citoyens ». Punition temporaire mais aussi incrimination temporaire qui concerne les faits commis avant le 8 novembre 1945, soit six mois après la date de la libération totale du territoire (8 mai). Une peine conçue comme relativement douce, qui sanctionne une allégeance idéologique hostile en évitant la mort, la déportation ou l’incarcération même si les chambres civiques ont eu la main lourde et que le législateur a aggravé le dispositif répressif. Toutefois, une peine qui peut aller jusqu’à la confiscation générale des biens[19] à l’image de ce qui est mis en place sous la Révolution à l’encontre des émigrés[20], et permet de le priver de la gratuité des soins pour les invalides de guerre ou de pension civile ou militaire. Elle est donc plus qu’une peine « infamante » car elle ne flétrit pas uniquement la réputation (la fama), elle rend la vie du coupable matériellement plus difficile.

Ces caractéristiques sont assez éloignées de la réalité que l’on entend pointer avec les djihadistes et leurs soutiens. Leur intention de gagner le statut de « bons citoyens » n’est pas établie si cette qualité suppose d’adhérer a minima aux valeurs de la République. Sans doute les vichystes se reconnaissaient-ils davantage dans la « Révolution nationale », mais leur combat était perdu à la Libération. Les djihadistes ne considèrent nullement que le leur soit dépassé tant sur le plan idéologique que militaire. Bref, la flétrissure morale de la peine infamante risque d’être dépourvue d’efficacité dissuasive. Les djihadistes se pensent comme des combattants de l’avenir, des hérauts autant que des héros d’une cause dont la prospérité spirituelle et doctrinale croît et dont l’assise territoriale et financière se renforce.

La « cause » djihadiste ne peut être circonscrite dans le temps, contrairement à l’indignité nationale de 1944 qui l’était triplement : un terme au-delà duquel des poursuites ne pourraient plus être engagées avait été placé, la dégradation nationale pouvait être prononcée « à temps », enfin une amnistie a été votée en 1951. Il ne semble pas que les djihadistes veuillent stopper leurs activités : nul terme ne peut donc être fixé. Le djihadisme tendant à prospérer et une telle sanction risquant d’élever les coupables au rang de martyrs, la condamnation à temps est inappropriée car le mal visé ne s’éteindra pas avec la fin de la peine, et la condamnation à perpétuité est en contradiction avec son objectif « pédagogique » et « restaurateur ». L’amnistie – constante de l’histoire depuis l’édit de Nantes – est un geste de magnanimité lorsque la paix civile est restaurée. Il faudrait que les djihadistes terroristes forment un groupe discipliné prêt à renoncer à la violence comme cela a pu être le cas de mouvements séparatistes naguère. S’il s’agit d’entreprises individuelles ou de petits groupes qui y renoncent, la grâce (individuelle) est le moyen idoine.

Les faits incriminés en 1944 consistent pour un Français à avoir notamment « sciemment […] porté atteinte à la nation ou à la liberté des Français, ou à l’égalité entre ces derniers ». Cette atteinte est définie de manière imprécise et les chambres civiques en donneront une définition extensive. Le député Meunier entend, quant à lui, incriminer le fait de « porter les armes » ou « de se rendre complice par la fourniture de moyens » à des opérations armées contre les forces françaises en France ou sur des théâtres d’opérations extérieures. Il ne s’agit donc pas de condamner le mépris affiché des principes de la République comme en 1944, notion il est vrai difficile à saisir et, dès lors, périlleuse pour les libertés.

Le rapprochement entre l’indignité nationale de 1944 à l’encontre des collaborateurs et celle qui pourrait frapper les terroristes djihadistes ne saurait être autre que terminologique. Il n’y a pratiquement rien de commun : le nombre des personnes concernées (100 000 condamnations à la Libération, quelques dizaines de terroristes et plusieurs centaines de djihadistes) et le caractère temporaire ou non de la question (à la Libération, une « épuration » de gens qui ne sont plus dangereux, aujourd’hui, un combat contre des militants et des combattants prêts à mourir). La commission des lois de l’Assemblée nationale a rejeté la proposition de loi tendant à restaurer l’indignité nationale le 25 mars 2015, à la suite notamment d’un travail réalisé sur ce sujet par son président, Jean-Jacques Urvoas[21].

Cependant, la réflexion sur l’in-dignité dit des choses sur ce qu’est la dignité nationale, une sorte de portrait-robot du « bon citoyen ». La citoyenneté comporte-t-elle une substance minimale qui suppose un comportement particulier au sein de la communauté politique ? La définition juridique de la citoyenneté s’épuise aujourd’hui dans les droits politiques[22], sans exigence de nationalité pour les élections municipales et européennes. En reprenant a contrario la peine de dégradation envisagée en 2014, le « bon citoyen » serait électeur voire élu, aurait des égards pour les décorations, serait prêt à servir l’État et ses valeurs, digne de foi dans sa profession et comme témoin ou juré, ce à quoi on peut ajouter en se référant aux peines de 1944, mériterait les biens dont il dispose, pourrait bénéficier de pensions et d’aides sociales.

Cette substance est en partie saisie par le droit à travers le « stage de citoyenneté » introduit en 2004. Alternative à la prison, ce stage « a pour objet de rappeler les valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité humaine sur lesquelles est fondée la société » (art. 131-5-1 du code pénal). Le législateur actualise ainsi le rapprochement séculaire entre « citoyenneté », « vie en société » et « valeurs républicaines ». À travers ce stage de plusieurs jours, la figure de celui qui n’est pas mauvais citoyen est dépeinte, spécialement l’adhésion aux valeurs de la République, stimulée par des rencontres avec des élus, magistrats, policiers ou le visionnage de films édifiants. Comme séance de rattrapage de ce qui aurait été mal assimilé dans la cadre scolaire et familial. Pédagogie qui est le meilleur moyen d’agir s’il est vrai qu’une « opinion cède à la lumière, jamais à la violence »[23]. Ce stage concerne la petite délinquance, celle de l’incivilité pour laquelle la prison serait contreproductive. Elle est sans commune mesure avec le djihadisme par son intensité, mais elle l’est sans doute dans sa nature : dans les deux cas, il s’agit de gens qui se sentent en marge ou hors de la République.

La concitoyenneté a été évoquée lors du débat sur la burqa qui a conduit à l’adoption de la loi relative à l’interdiction de dissimiler son visage dans l’espace public en 2010. Dissimuler son visage, est-ce refuser la concitoyenneté, manquer de dignité nationale dans une société démocratique ? La question était de savoir s’il était possible de l’interdire de manière générale et absolue dans l’espace public sans froisser les libertés de se vêtir et de religion, alors qu’aucun trouble à l’ordre public ne serait à craindre[24]. Le Conseil constitutionnel a considéré la loi conforme à la Constitution en estimant que l’ignorance des exigences minimales de la vie en société était constitutive d’un trouble à l’ordre public « immatériel ». Cette conception d’un ordre public débordant de son cadre traditionnel de la sécurité, de la tranquillité et de la salubrité publiques a heurté nombre de défenseurs des libertés car, si l’ordre public immatériel n’a aucun contenu prédéfini, il les a potentiellement tous, et dès lors toutes les libertés pourraient être subjuguées pour ce motif. Nous avons plaidé pour que cette interdiction soit justifiée, non par une atteinte à l’ordre public, mais par une conception substantielle de la citoyenneté déduite de l’article 1er de la Constitution[25]. Cela permettrait de recoudre la citoyenneté constitutionnelle avec celle qui est conçue à travers le stage de citoyenneté, car cette loi prévoit qu’un tel stage puisse être ordonné pour les contrevenants. La faute des « indignes » de 1944 était d’avoir méprisé la citoyenneté républicaine substantielle, en manquant d’égards pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Ceux qui commettent des incivilités ou dissimulent leur visage sont fautifs de l’oublier ou de l’ignorer. Or, depuis 1789, c’est « l’ignorance, l’oubli et le mépris des droits de l’homme qui sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements » (Préambule de la Déclaration). Le djihadiste n’est pas dans l’ignorance, l’oubli ou le mépris, il est beaucoup plus loin : il mène un combat en faveur d’une pensée alternative de refus de la modernité.

Djihadisme et modernité politique

Ce qui frappe avec les djihadistes est leur rapport à la mort. Ils la considèrent comme une preuve de bravoure et d’héroïsme et comme la garantie de l’éternité. Parce qu’ils regardent la mort comme une naissance, ils tournent le dos à la modernité politique. Rien n’est sans doute plus incertain que de vouloir caractériser la modernité politique : l’un des moyens est de penser un homme qui, quoique croyant, craint la mort physique, conformément à l’anthropologie de Hobbes. Les guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles en Europe ont été alimentées par deux promesses : celle de la rémission des péchés en cas de mort héroïque contre l’impie et donc un certain « avantage à mourir », celle du caractère intrinsèquement juste du fait de tuer un impie et donc une certaine « considération à tuer ». Ces deux convictions des « dévots », qu’ils soient catholiques ou réformés, qui ont ensanglanté l’Europe pendant un siècle, sont mises en doute progressivement. Ce doute a permis la construction de l’État moderne[26] comme un espace pacifié et tolérant : l’État ne remet pas les péchés, il n’y a donc aucun avantage à mourir, et l’État punit les criminels, il y a donc tout à craindre de tuer. Enfin, il a le monopole de l’usage de la force pour mater les délinquants (droit pénal interne) et pour vaincre l’ennemi (droit international des conflits armés).

Cette construction intellectuelle et institutionnelle a un impact sur le périmètre du religieux. Pour le dire de manière nécessairement réductrice, le rapport à Dieu devient plus direct et individuel (via le Livre) et donc moins institutionnalisé par l’Église (comme médiatrice entre l’ici-bas et l’au-delà). Les institutions religieuses voient leur capacité d’intervention se réduire au for interne des individus, dans l’impossibilité d’appeler à la violence, de promettre la rémission des péchés pour cela, et de produire des « martyrs ».

Cette évolution décisive de la modernité qui couvre un siècle entre le milieu du XVIe et celui du XVIIe – Léviathan est publié en 1651 – est percutée frontalement par l’idéologie djihadiste. Ces terroristes qui se considèrent comme des combattants vivent dans un univers « ré-enchanté » : leur mort est vécue aussi comme une libération, un soulagement du poids de leurs fautes terrestres (rémission des péchés), et un ciel leur est ouvert offrant les fameuses soixante-dix vierges et le vin qui n’enivre pas ; leur mort est « exemplaire », elle est une « belle mort » à l’antique, par la gloire de ne s’être pas rendus, d’être tombés avec leurs armes, d’être des combattants dont les faits d’armes survivront à leurs corps physiques, dans une gloire éternelle ; leur mort consolide la puissance de leur combat car il n’y a pas de grande cause sans martyr. Le djihadisme se présente donc comme une véritable alternative à la modernité, celle de la peur et du doute existentiel par rapport à la mort, y compris chez les croyants « modernes ». Ils ne craignent pas une éventuelle « indignité nationale » mais espèrent une « dignité djihadiste ». L’indignité nationale étant conçue comme une incrimination « douce », alternative à la mort et à la prison : il est très incertain de considérer que quelqu’un qui recherche la gloire éternelle par sa mort (la gloire sur-vit à celui qui meurt et procure quelque éternité) puisse être marqué par cette réponse passablement « terrestre ».

Une objection peut être formulée à l’encontre de l’idée que le djihadisme remet en cause la modernité. Les États occidentaux ont déjà connu des attaques terroristes : anarchistes, fascistes, nazis, communistes révolutionnaires, indépendantistes basques, corses, bretons, etc. Tous ces groupes ont eu recours à la violence. Dès lors, le djihadisme serait simplement une forme nouvelle de violence politique extrémiste. Il y a des raisons de penser que tel n’est pas le cas parce que les membres de ces organisations ne pratiquaient guère le mal nommé attentat-suicide[27], parce qu’ils ne regardaient pas la mort comme un espoir, parce que, surtout, leur projet était strictement « terrestre » et non une théologie politique qui renoue l’attache fondamentale entre l’ici-bas et l’au-delà d’avant la modernité.

 


[1] Giorgio Agamben, L’État d’exception. Homo sacer II,1, Paris, Seuil, 2003.

[2] Carl Schmitt, La Dictature (1921), trad., Paris, Seuil, 2000, et Théologie politique (1922), trad., Paris, Gallimard, 1988.

[3] Pour une étude systématique de la notion, voir François Saint-Bonnet, L’État d’exception, Paris, PUF, 2001. Cette introduction notionnelle reprend les conclusions principales de ce travail.

[4] Pierre Hassner écrit : « En étendant à des milliers de suspects Américains et non-Américains la catégorie de “combattants ennemis” privés de toute défense juridique et de tout droit en s’appliquant à tous les états suspects de soutenir le terrorisme… l’état d’exception permanent devient la règle, la suppression de la différence entre la guerre et la paix, l’intérieur et l’extérieur, la norme et l’exception. » (« L’état d’exception permanent », Le Monde, le 24 juin 2003).

[5] Sadi Carnot est assassiné le 24 juin 1894 par Caserio.

[6] Léon Léauthier frappe au couteau un ouvrier cordonnier de 19 ans.

[7] Même si les frères Kouachi et Coulibaly ont vu leurs attentats revendiqués par Al-Qaïda au Yémen, il s’agit d’un groupe restreint.

[8] Ravachol s’en prend en 1892 aux magistrats qui étaient intervenus dans le procès d’anarchistes. Caserio vient d’Italie à pied pour venger Vaillant et Henry. Les frères Kouachi s’en prennent à la rédaction d’un journal qu’ils considèrent blasphémateur.

[9] Ravachol, exécuté en 1892, ne signe pas son recours en grâce et s’avance vers la mort, dit-on, souriant en entonnant un chant anarchiste. Vaillant, Henry, Caserio meurent dans des circonstances analogues.

[10] Les autres figurent dans la grande loi sur la presse de 1881.

[11] Sur le modèle de la consultation habituelle de sites pédopornographiques.

[12] Peines touchant à la réputation de tel individu, sans lui infliger une amende ou une privation de liberté.

[13] Les catégories traditionnelles départissent le délinquant (figure du droit interne qui ne peut être ennemi parce que concitoyen) de l’ennemi (figure du droit international parce qu’il n’est pas concitoyen). Le « juste ennemi » a le droit de recourir à la force dans la limite du respect du droit international humanitaire et des conflits armés. « Concitoyen ennemi » est un oxymore selon la doctrine classique. Voir la tentative de dépassement de Günther Jackobs et son « droit pénal de l’ennemi » (in Revue de sciences criminelles, 2009).

[14] Adhésion à un parti politique pro-collaborateur, participation au gouvernement de Vichy ou à une activité de propagande raciste ou fasciste, occupation d’une fonction de direction au Commissariat aux questions juives.

[15] Qui suppose une collaboration avec les Allemands et non avec Vichy, car juridiquement l’Allemagne reste ennemie de la France pendant toute la guerre faute de traité de paix.

[16] Peine prévue en cas d’intelligence avec l’ennemi (article 411-4 du code pénal).

[17] Juré, expert, arbitre, témoin en justice, avocat, notaire, officier ministériel, administrateur ou gérant de sociétés, fonction éducative, membre d’associations, de syndicats ou encore d’un conseil de famille, tuteur, curateur, subrogé tuteur ou conseil judiciaire.

[18] Voir Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité (1791-1958), Paris, Grasset, 2008.

[19] Cette peine peut encore être prononcée en cas coupable de crime contre l’humanité, de génocide ou de trafic de stupéfiants.

[20] Voir sur ce point Agathe Chossat de Montburon, La Confiscation générale de la fin de l’Ancien Régime à la Restauration, mémoire dactyl., Paris, Bibliothèque Cujas, 2014.

[21] Voir la communication sur le thème de l’indignité nationale et examen de deux propositions de loi du 25 mars 2015 ; http://www.assemblee-nationale.fr/presse/communiques/20150319-06.asp.

[22] Voir Anne-Sophie Michon-Traversac, La Citoyenneté en droit public français, Paris, LGDJ, 2009, p. 601.

[23] Grégoire, Discours sur la liberté des cultes (1795), Paris, Maradan, an III, p. 11.

[24] Une interdiction limitée dans le temps et dans l’espace et proportionnée à un risque est possible. La difficulté était celle d’une interdiction générale et absolue.

[25] François Saint-Bonnet, « La citoyenneté, fondement démocratique pour la loi anti-burqa. Réflexions sur la mort au monde et l’incarcération volontaire », dans Jus politicum, n° 7, 2012, pp. 1-31 et http://www.juspoliticum.com/La-citoyennete-fondement.html.

[26] Voir Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

[27] L’idée de suicide ne rend pas compte du sacrifice suprême et de l’espoir que véhicule la mort du terroriste.

 

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État d’exception et État de droit dans l’expérience italienne : un mélange inextricable, intrication des éléments de l’un et de l’autre ?

Antonio Ruggeri

Ce texte s’interroge sur la question de savoir si la situation actuelle peut être considérée comme une exception permanente et souligne les difficultés de donner une réponse à cette question inquiétante, surtout lorsqu’on considère le caractère très problématique de la distinction entre la fonction de garantie et la fonction d’orientation politique, dans une conjoncture bien différente de celle de l’époque de la théorisation de Carl Schmitt. Ensuite, nous décrivons les manifestations les plus saillantes de l’activisme croissant des organes suprêmes...

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